«Pour moi, le problème n’est pas d’avoir été élevée en tant que fille mais de ne pas avoir été considérée à la naissance comme ‘suffisante’ et d’avoir été mutilée», explique Daniela Truffer. © Privat
«Pour moi, le problème n’est pas d’avoir été élevée en tant que fille mais de ne pas avoir été considérée à la naissance comme ‘suffisante’ et d’avoir été mutilée», explique Daniela Truffer. © Privat

MAGAZINE AMNESTY LGBTI Une fille après un coup de scalpel

Par Carole Scheidegger. Article paru dans le magazine AMNESTY, n°82, publié par la Section suisse d’Amnesty International, août 2015.
Lorsque Daniela Truffer est née, les médecins ne savaient pas s’ils avaient affaire à une fille ou à un garçon. Ils ont fait d’elle une fille, un choix dont elle souffre encore. La militante mène aujourd’hui une campagne provocante pour que cette souffrance soit épargnée aux autres.

«Dès qu’il y a une caméra, je me sens comme un lapin fixant un serpent, comme avant chez le médecin», dit Daniela Truffer. «J’ai chaud, j’ai froid, je perds mes mots». La cinquantenaire a pourtant été très présente dans les médias ces derniers temps. «Daniela a été interviewée près de deux cents fois», s’exclame Markus Bauer, son compagnon, avec une certaine fierté. Pourquoi Daniela Truffer se confronte-t-elle aux médias ? «C’est pour la bonne cause, je transmets simplement aux médias le point de vue des personnes concernées».

«Différente»

«Concernée», la Valaisanne d’origine l’est par l’intersexualité. Elle est venue au monde avec des caractéristiques sexuelles soi-disant atypiques, des chromosomes masculins et des testicules dans la cavité abdominale. Ses organes génitaux étaient indéterminés. «Les médecins se disputaient pour déterminer si j’étais une fille ou un garçon», explique Daniela Truffer. A deux mois et demi, elle est opérée pour retirer les testicules de son abdomen. Par la suite, un médecin remarque que c’est peut-être une erreur, mais continue sur la lancée et «fait du petit patient, une petite fille», explique-t-elle. Pendant longtemps, elle reste dans l’ignorance de ce qui se passe vraiment. «J’ai toujours senti que quelque chose n’allait pas, que j’étais différente». Malgré les cachotteries, sa singularité ne peut être dissimulée à l’entourage.  «Un jour, une voisine a attiré l’attention de ma mère, pendant qu’une autre voisine m’a conduite dans une autre chambre ; elle voulait baisser ma culotte». Le sentiment de ne pas être «être normale» domine l’enfance de Truffer.

Deux opérations s’ensuivront. A 7 ans, le micropénis de Truffer est transformé en un clitoris ; à 18 ans, Daniela Truffer se voit greffer un vagin artificiel. «Sans vagin, impossible de trouver un copain», m’a-t-on dit sur le moment. Suite à ces interventions, Daniela Truffer a l’impression d’avoir été rafistolée et mutilée. Elle se bat contre la douleur et un déséquilibre hormonal, hérité de son ablation des testicules.

Ce qui lui est arrivé se révèle petit à petit. Les parents non plus n’étaient pas entièrement au courant. On leur avait dit que l’ovaire malade de leur enfant avait été retiré. C’est seulement lorsque Daniela Truffer a 14 ans qu’un médecin lui jette à la figure, après de multiples demandes, qu’elle a subi une ablation des testicules et non d’un ovaire. A 18 ans, elle apprend que son sexe chromosomique est masculin. Dix ans de psychanalyse l’aideront à digérer son histoire. «Sans cette thérapie, je ne serais plus ici».

Une stratégie claire

Un chapitre noir de la médecine qui aujourd’hui ne se reproduirait plus ? Daniela Truffer s’oppose à cette interprétation. Elle entend encore et toujours parler de parents d’enfants intersexués poussés par des médecins à recourir à l’opération. Aujourd’hui, elle se bat avec énergie pour que d’autres enfants n’aient pas à subir le même destin que le sien. Elle a créé il y a huit ans, avec son partenaire Markus Bauer, l’organisation Zwischengeschlecht.org. Celle-ci mène une stratégie médiatique offensive pour attirer l’attention publique sur cette cause. «Nous utilisons consciemment des termes tranchants tels qu’ ‘hermaphrodite’ ou ‘mutilation’ et nous avons des revendications très claires», ajoute Bauer. En tête de la liste des revendications de Zwischengeschlecht.org : la prohibition de toutes les opérations génitales cosmétiques des enfants intersexués, à quelques exceptions près en cas d’indications médicales très précises. Afin de parvenir à cet objectif, les activistes organisent des manifestations devant des hôpitaux et des congrès de médecine. Ils débattent dans les talk-shows avec les médecins sur le fait que ces opérations soient nécessaires ou cosmétiques. Ils travaillent avec les médias, font du lobbying auprès des parlementaires et fournissent des rapports exhaustifs aux organismes de défense des droits humains.Dans son récent rapport sur la Suisse, le Comité pour les droits de l’enfant des Nations unies a qualifié de «pratique néfaste» les «traitements non médicalement nécessaires ou les interventions chirurgicales pour les nourrissons ou les enfants», un grand encouragement pour Daniela Truffer et ses compagnons militants.

Troisième sexe

L’introduction d’un troisième sexe dans les formulaires officiels, afin de ne forcer personne à choisir entre «homme» ou «femme», pourtant revendiquée par d’autres groupes, n’est pas une priorité pour Zwischengeschlecht.org. Daniela Truffer recommande aux parents d’enfants intersexués de les élever comme une fille ou comme un garçon, mais de leur dire, en fonction de leur âge, la vérité sur leur situation. «Les enfants ont moins de problèmes avec ça que les adultes», ajoute Markus Bauer. Lorsque ces enfants deviendront adultes, ils pourront décider eux-mêmes de procéder ou non à des opérations. «Pour moi, le problème n’est pas d’avoir été élevée en tant que fille. Le problème c’est de ne pas avoir été considérée à la naissance comme ‘suffisante’ et pour cette raison d’avoir été mutilée», raconte Daniela Truffer.


 

Intersexualité

«Un garçon ou une fille ?», c’est la question que l’on pose à tous les nouveaux parents. Pourtant la nature ne tranche pas toujours aussi clairement. Les personnes intersexuées ne correspondent pas toujours aux normes génétiques, anatomiques ou hormonales masculines ou féminines. L’intersexualité peut prendre différentes apparences corporelles. En Suisse, selon les estimations d’expert·e·s, environ quarante enfants intersexués naissent chaque année. Ces chiffres sont peu précis, car les nourrissons et les enfants aux attributs sexuels indéterminés sont souvent opérés ou soumis à des traitements hormonaux, afin de les intégrer aux catégories standards masculines ou féminines. Leurs droits fondamentaux sont souvent violés. Amnesty International demande que les interventions médicales soient, dans la mesure du possible, reportées jusqu’à ce que la personne intersexuée soit en mesure de donner son consentement éclairé. Le personnel de santé doit déterminer des standards orientés vers le bien-être des enfants concernés. De plus, les adultes intersexués doivent avoir accès, s’ils le souhaitent, à la chirurgie ou aux traitements hormonaux sans que les coûts soient prohibitifs.