Eiko Kawasaki est élégante et déterminée. Cette femme de 73 ans a fait le voyage de Tokyo pour témoigner de la situation en Corée du Nord durant le Conseil des droits de l’homme à Genève. Famine, travail forcé, exécutions, torture, viols, infanticides, Eiko ne connaît que trop bien le pays de Kim Jong-Un.
Du paradis à l’enfer
Eiko Kawasaki est une Zainichi, une Coréenne née au Japon. Elle fait partie des nonante-trois mille Coréen·ne·s du Japon rapatrié·e·s vers la Corée du Nord entre 1959 et 1984, lors d’un programme négocié par les deux pays et mis en place par la Croix-Rouge. «Je suis née en 1942 à Kumichiyama-cho, dans la préfecture de Kyoto, mes deux parents étaient originaires du sud de la Corée», explique Eiko d’une voix calme et assurée. En avril 1960, elle embarque seule sur un bateau en direction de la Corée du Nord. «Le pays était présenté par les médias, les autorités japonaises et les écoles comme un paradis sur terre.» Après la division de la péninsule coréenne, le Nord manque de force de travail et négocie avec le Japon le rapatriement volontaire de milliers de ressortissant·e·s. Le gouvernement japonais et l’association des résidents coréens au Japon, pro Pyongyang, lancent alors une grande campagne de promotion du rapatriement. «On nous garantissait un logement et un emploi. On nous promettait une éducation, des soins médicaux gratuits et une qualité de vie exceptionnelle. Des promesses très alléchantes pour les familles coréennes, victimes de discrimination et frappées par la pauvreté dans le Japon de l’après-guerre», explique-t-elle.
La Corée du Nord était présentée par les médias, les autorités japonaises et les écoles comme un paradis sur terre.
L’erreur de sa vie
«Au moment où j’ai quitté le port de Niigata, j’ai eu mon premier doute à propos de la Corée du Nord. On nous a demandé de jeter toutes nos victuailles par-dessus bord, car le pays ne permettait l’importation d’aucune denrée japonaise.» Avant même de poser le pied en terres coréennes, Eiko comprend qu’elle a fait la plus grosse erreur de sa vie. A l’arrivée, sur les quais de Chongjin, elle remarque des bâtiments décrépis, des travailleurs d’une maigreur extrême, malades et en haillons. Elle réalise immédiatement que la réalité est à des années- lumières du resplendissant pays qu’on lui avait promis. Avant que le bateau n’accoste, un homme leur crie : «Ne quittez surtout pas le bateau, retournez au Japon», mais il est trop tard pour faire marche arrière.
Elle se souvient d’une interminable procédure d’immigration : quatorze jours d’enregistrement. «J’ai été tellement choquée par la nourriture: le riz était gris et les udons (nouilles épaisses) dures comme du caoutchouc. C’était pourtant accompagné de kimchi (légumes fermentés) et de morceaux de porc, mais je n’y ai pas touché ! J’étais loin de me douter que je ne connaîtrais plus de nourriture aussi riche», raconte-t-elle en soupirant. «J’ai rapidement réalisé qu’il n’y avait aucune liberté en Corée du Nord, poursuit-elle, nous ne pouvions pas choisir notre lieu de résidence, notre travail, et les conditions de vie étaient très inférieures à celles que nous connaissions avant, même si nous étions pauvres au Japon.»
La discrimination d’Etat est omniprésente dans le pays. Elle est ancrée dans un système de castes appelé sonbgun. Les individus sont ainsi classés à la naissance. Leur classe sociale détermine le type de logement, l’activité et le lieu de résidence qui leur est assigné. «A notre arrivée, nous, Coréen·ne·s du Japon, avons été ségrégué·e·s de la population nord-coréenne. Les dignitaires du régime nous suspectaient de vouloir transmettre les valeurs du capitalisme. Notre vie était donc surveillée dans les moindres détails. Les personnes qui protestaient ou demandaient à retourner au Japon étaient arrêtées et envoyées dans des camps de travaux forcés», raconte Eiko, sans laisser transparaître ses émotions. Selon la Commission d’enquête de l’ONU sur la Corée du Nord, quatre-vingts à cent-vingt mille personnes, dont des enfants, sont encore détenu·e·s dans des camps de concentration dans ce pays. De nombreux détenu·e·s se suicident, d’autres meurent d’épuisement, de faim ou de mauvais traitements. Les femmes y sont violées, forcées à avorter ou à tuer leurs enfants. Eiko a échappé aux arrestations en se résolvant au silence et à une extrême prudence. Elle a travaillé comme ingénieure, s’est mariée et a élevé cinq enfants.
Je devais fuir et dire au monde ce qui se passait en Corée du Nord !
La terrible famine
En 1994, la mort de Kim Il-Sung lui redonne espoir. La chute des autres pays communistes la réjouit, elle pense que le pays pourrait s’ouvrir et les conditions de vie s’améliorer. Mais l’entrée en fonction du nouveau leader, Kim Jong-Il, entraîne une terrible famine. Selon des estimations, un à trois millions de personnes seraient mortes de faim dans les années nonante en Corée du Nord. «Derrière ma porte, j’entendais des enfants implorer de la nourriture, jusqu’à ce que leurs voix se taisent pour toujours. Je me souviens de rues jonchées de cadavres, morts de faim.» Eiko demande à sa famille restée au Japon de lui envoyer de l’argent. Grâce aux sommes reçues, elle réussit à nourrir ses enfants. Alors que la population est à l’agonie, Kim Jong-Il construit un mausolée en l’honneur de son père, The Kumsusan Palace of the Sun. «Vous imaginez, plutôt que d’aider la population, Kim Jong-Il a réquisitionné toute la force de travail et l’argent pour construire une tombe ! C’est à cette période que je me suis dit que je ne pouvais absolument plus rester dans ce pays. Je devais fuir et dire au monde ce qui se passait en Corée du Nord !».
Eiko Kawasaki parvient à passer la frontière en 2003, à l’âge de 60 ans, en payant des militaires pour qu’ils gardent le silence. Terrifiée, elle reste cachée en Chine pendant un an et demi avant de pouvoir rejoindre le Japon grâce à l’aide de son frère. «Lorsque j’ai fui, je n’ai rien dit à personne pour ne pas mettre mes proches en danger. Même au Japon, j’ai caché mon identité pendant des années, de peur que ma famille subisse des représailles.» Depuis trois ans, elle parle ouvertement. «Je ne pense pas que je reverrai un jour mes enfants. Je ne veux pas mourir en gardant un tel secret. Je veux parler de mon histoire pour pouvoir toucher les gens et aider les victimes du régime de Pyongyang. » La Coréenne vient de fonder l’ONG Korea of all qui défend les droits des Coréen·ne·s, plus particulièrement de celles et ceux qui comme elles ont participé au programme de rapatriement vers la Corée du Nord. Elle se bat pour que les survivant·e·s qui ont fui le pays puissent recevoir un soutien de la part du Japon. Elle souhaite également que le pays facilite le retour des personnes qui se trouvent encore en Corée du Nord.