Clementina Chéry (en blanc), lors d’une action de solidarité en faveur des proches de victimes de violence, Boston, mai 2015.© Ed Geary
Clementina Chéry (en blanc), lors d’une action de solidarité en faveur des proches de victimes de violence, Boston, mai 2015. © Ed Geary

MAGAZINE AMNESTY Etats-Unis Enterrer la violence

Par Lotta Sutter - Article paru dans le magazine AMNESTY n°83, novembre 2015
En 1993, le fils de Clementina Chéry a été abattu parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Depuis, elle cherche à transformer la peine et la colère en force et en engagement. Par Lotta Suter*

«Fais attention lorsque tu traverses la rue ! Et appelle-moi quand tu es arrivé», crie Clementina Chéry à son fils aîné, Louis, déjà en chemin pour se rendre à la fête de Noël de son groupe de jeunes Teens Agains Violence (Adolescents contre la violence). Louis n’a jamais appelé. Il n’a jamais traversé la rue. L’adolescent de 15 ans a été pris au milieu d’échanges de tirs entre gangs rivaux, près de la maison familiale, dans le quartier de Dorchester à Boston. Il a été tué sur le coup. C’était le 20 décembre 1993.

«Avant ce jour, nous vivions le rêve américain, raconte Clementina Chéry. Nous étions une famille afro-américaine de classe moyenne, avec trois enfants intelligents et en bonne santé. Nous formions un couple harmonieux et avions de nombreux projets d’avenir. Louis plaçait la barre très haut. Il voulait devenir un scientifique ou président des Etats-Unis. Nous entendions parler d’homicides dans les médias. La violence concernait les autres, mais pas nous.» Puis, Louis a été gratuitement abattu en pleine rue. Comme c’est souvent le cas, la famille entière a payé le prix de cette agression. Les coups de feu mortels ont réduit en cendres le mariage des parents de Louis, affecté l’enfance de s son frère et de sa sœur et remonté sa mère contre Dieu et le monde entier.

Le désespoir des survivants

De nombreux proches de personnes tuées dans la violence tombent dans une profonde dépression, se réfugient dans l’alcool, dans la drogue ou reproduisent la violence envers les autres ou eux-mêmes. Clementina Chéry a, elle aussi, ressenti ce profond sentiment de désespoir. C’est pour ses deux autres enfants qu’elle a décidé de se prendre en main. La fidèle catholique s’est ressaisie en souvenir de son fils, qui s’était si courageusement engagé pour un monde plus pacifique, et grâce à l’aide d’un prêtre compréhensif. «Environ une année avant la mort de Louis, j’étais assise en voiture avec lui, lorsque nous avons entendu à la radio que plusieurs passants innocents avaient été tués lors d’une guerre de gangs, raconte Clementina Chéry. J’étais tellement énervée que j’ai dit qu’il faudrait enfermer cette racaille dans un stade. Qu’ils s’entretuent sans être dérangés ! Et qu’on réserve la peine de mort aux survivants. Mon fils qui était déjà engagé depuis longtemps contre la violence et la peine de mort, a lui aussi réagit violemment. Il ne pouvait pas croire que sa propre mère puisse dire quelque chose d’aussi inhumain.»

Un lieu de guérison

C’est après s’être souvenu de ce moment, que la mère de famille a décidé d’honorer la mémoire de son fils. Lorsqu’elle était encore avec son mari, elle a créé le Louis D. Brown Peace Institute, un centre de prévention de la violence. Clementina Chéry n’avait pas de diplôme universitaire en psychologie, pas de formation commerciale, mais de la volonté, une grande vivacité d’esprit et la faculté de s’entourer des bonnes personnes. Une fois séparée, elle a mis en place un lieu de guérison, d’apprentissage et d’enseignement, le Center for Healing Teaching and Learning.

Aujourd’hui, environ quinze personnes, dont Alexandra, la fille de Clementina, travaillent pour différents programmes de l’Institut Louis D. Brown fraîchement rénové. En plus d’offrir du matériel de prévention aux écoles et aux groupes de jeunes, l’établissement propose des services très pratiques aux proches des victimes de violence. Les jours qui suivent les agressions, les services d’aide aux familles se coordonnent, ils aident à organiser les funérailles de la victime, et mettent les proches en contact avec la police et les avocats. L’Institut pour la paix offre aussi des consultations individuelles et des séminaires de groupe qui abordent les conséquences de ces actes de violence sur le long et le moyen terme. Les familles en deuil doivent apprendre à gérer des éléments qui font désormais partie de leur vie : le système judiciaire, les services sociaux et les médias. L’Institut Louis D. Brown cherche aussi à aider les victimes à travailler progressivement sur leurs traumatismes pour transformer la peine et la colère en force et en engagement, la devise de l’établissement.

Rompre le cycle de la violence

Clementina Chéry est, elle aussi, passé par des moments difficiles. Fervente partisane de la peine de mort avant les événements, elle est devenue une femme forte qui s’est exprimée publiquement contre cette peine dans le Massachusetts et a influencé le législateur de manière conséquente. Elle entretient des liens étroits avec d’autres organisations engagées pour l’abolissement de la peine capitale aux Etats-Unis. Lorsqu’on lui demande si elle participerait à des vigiles contre la peine de mort, la quinquagénaire engagée hésite. «Avant de m’engager sur ce chemin, il faudrait que je sois complètement guérie», dit-elle. Il y a des groupes actifs qui s’engagent spécialement pour les prisonniers dans le couloir de la mort. Clementina préfère se consacrer aux traitements des traumatismes, afin de rompre le cycle de la violence. Dans ces programmes, tout le monde est bienvenu : les familles des victimes de violence, les proches des auteurs de violence et, depuis peu, dans le cadre d’un séminaire particulier en prison, les auteurs de violence eux-mêmes. Tous méritent la même attention dans leurs souffrances. Toutes les personnes concernées par la violence ont droit à un traitement humain. Cette attitude de base s’appelle en anglais restorative justice (justice restauratrice).

La directrice de l’Institut pour la paix, plusieurs fois récompensée pour son travail, est convaincue que sa mission lui a été confiée par Dieu et que celui-ci la soutient dans ses tâches. En 2012, elle a suivi une formation de conseillère en situation de crises auprès de l’institution religieuse International Fellowship of Chaplains. Mais Clementina Chéry ne fait pas de prosélytisme. Elle sait que les victimes de violence doivent apprendre d’elles-mêmes et trouver leur propre chemin vers la guérison. Bien qu’elle puisse indiquer les passages de la Bible qui ont inspiré les sept principes de travail de l’Institut pour la paix, elle souligne que ce sont à la base des principes humanistes et universels : l’amour, l’unité, la confiance, l’espoir, le courage, la justice et le pardon. «Des choses si simples, mais si difficiles à réaliser», dit-elle en souriant.

* Journaliste indépendante et ancienne correspondante aux Etats-Unis.