Il y a encore un an, le centre-ville était son repère. Une grande maison dont il connaissait tous les recoins et qu’il savait appréhender dans les moments les plus violents de la Révolution. Coup de feu, la police charge, il tourne à droite puis s’engouffre dans une impasse. Le manuel de survie pour tout manifestant, il aurait pu l’écrire. Tous les jours, pendant trois années, Ahmed Youssef** a été de toutes les manifs. Le soir, il veillait sur les terrasses des cafés populaires et rêvait d’une autre Egypte. Aujourd’hui, tout cela lui donne la nausée. «Je n’aime plus passer du temps dans le centre-ville, confie Ahmed. Toutes ces rues me rappellent la Révolution et nos espoirs de 2011. Quand je passe dans une rue, les visages tuméfiés de mes amis remontent à la surface. La nuit, il m’arrive de faire des cauchemars. Je ne supporte pas l’idée qu’ils sont morts pour rien.» Quand la Révolution éclate le 25 janvier 2011, Ahmed déserte les bancs du lycée pour rejoindre l’école de la contestation, place Tahrir. Hostile au régime militaire, il rêve alors d’une Egypte gouvernée par un président issu de la société civile. Mais échaudé par l’expérience des Frères musulmans au pouvoir, il demandera la chute du président islamiste Mohamed Morsi lors des manifestations monstres du 30 juin 2013. Il était alors loin de s’imaginer qu’un général de l’armée égyptienne prendrait sa succession, Abdel Fatah Al-Sissi. «Beaucoup d’amis ont fui en Turquie et en Europe. Je pense les suivre dès que j’aurai enfin fini l’école. Mobilisé sur la place, j’ai pris du retard dans mes études.»
Toutes ces rues me rappellent la Révolution et nos espoirs de 2011.
Comme de nombreux révolutionnaires ostracisés de la vie politique égyptienne, Ahmed se sent perdu, parfois gagné par la dépression. «Les jeunes qui ont activement participé à la Révolution sont aujourd’hui seuls, et assaillis de questions existentielles», observe la psychiatre Mona Hamid, l’une des fondatrices de l’organisation Nadim, premier centre de soins au Moyen-Orient destiné aux victimes de tortures. Ces jeunes qui avaient seulement 16 ans en 2011 ont mûri à travers une révolution dont ils tirent, quatre ans plus tard, un bilan négatif. Malheureusement, ils n’arrivent pas à penser la révolution dans le temps long.»
Justice politisée
Selon plusieurs organisations des droits de l’homme, entre seize mille et quarante mille personnes ont été emprisonnées depuis l’éviction du président islamiste Mohamed Morsi en juillet 2013. Parmi elles, des membres de la Confrérie ou des citoyens suspectés de soutenir l’organisation frériste, ainsi que des activistes libéraux. Les prisons débordent. De lourdes condamnations pleuvent sur les révolutionnaires. Parmi eux les icônes : Alaa Abdel Fattah, le militant nourri au biberon de la contestation, a été condamné à cinq ans de prison pour manifestation illégale ; Ahmed Douma à la prison à perpétuité pour «rassemblement illégal», «possession d’armes», «troubles à l’ordre public» en février dernier. Il ne faut pas oublier les autres, les centaines de «coaccusés» qui ne bénéficient pas de la même couverture médiatique. Une série de lois jugées liberticides par les organisations des droits humains a été adoptée par le nouveau pouvoir à partir de l’été 2013. Sans Parlement depuis juin 2012, la vie législative du pays se résume à une série de décrets. Celui du 26 novembre 2013, contre le droit de manifester, a été très décrié. C’est au nom de cette mesure que beaucoup d’activistes ont été mis derrière les barreaux. «J’ai été surprise de constater que de nombreux prisonniers soutenaient Sissi, témoigne l’avocate Mahienour Al-Masry, détenue de mai à septembre 2014 pour avoir manifesté illégalement. Certains étaient déjà en prison en 2011, ils ont donc suivi la Révolution à travers les seuls médias d’Etat autorisés dans l’enceinte de la prison. Pour eux, les révolutionnaires sont des agents de l’étranger.»
Une telle perception des révolutionnaires légitime aujourd’hui la répression, sans que cela ne provoque de tollé dans la société égyptienne. «Nous avons une justice politisée au service d’un Etat qui juge sévèrement tout opposant politique», déplore l’avocat Emad Moubarak, directeur de l’association pour la liberté de pensée et d’expression (AFTE). Il est évident que l’actuel pouvoir veut un Parlement à sa botte, avec des élus qu’il aura minutieusement choisis. » Comme de nombreuses organisations non gouvernementales, l’AFTE est dans la ligne de mire de la justice égyptienne. Les ONG doivent impérativement s’enregistrer auprès du gouvernement et justifier l’origine de leur financement. Or, comme le souligne Emad Moubarak, «cela ne fera que renforcer le contrôle de nos activités et limiter le pouvoir de la société civile». Contrairement à d’autres organisations contraintes à réduire leur effectif ou tout simplement à disparaitre, l’AFTE n’a pas connu d’hémorragie. «Nous sommes directement menacés, mais nous avons décidé de poursuivre notre mission, ajoute Emad Moubarak. A 38 ans, je suis le plus vieux de l’équipe. Tous les membres de l’organisation sont des jeunes. C’est à la fois notre marque de fabrique et notre force.»
« Ma parole ne vaut plus rien »
Bien que toujours debout, Emad Moubarak ne peut nier les évidences : son équipe, tout comme lui, est psychologiquement marquée par le contexte politique actuel. La frustration, la tristesse, parfois la dépression, les gagnent, à l’instar de nombreux révolutionnaires. Chacun y réagit différemment. Certains préfèrent s’exiler avec la conviction que la distance aide à oublier, et panser les plaies de la déception. D’autres, comme Moamen, ont choisi de consulter un psychologue. Originaire de Banha, le jeune traducteur de 23 ans a été happé par la Révolution contre son gré. « A cette époque, je n’imaginais pas ma vie sans Moubarak et Habib Al-Adly (ndlr : ministre de l’Intérieur de l’époque, récemment libéré, et symbole de la répression policière du précédent régime) dit-il, les yeux rieurs. Aujourd’hui, mon aspiration à plus de liberté se heurte à la réalité politique. On me souffle à l’oreille que c’est impossible, que je ne peux pas m’accomplir et que ma parole ne vaut plus rien.»
Les jeunes qui ont activement participé à la Révolution sont aujourd’hui seuls, et assaillis de questions existentielles.
Omar Fadel, lui aussi, a été poussé dans les bras de la Révolution sans grande conviction. Issu d’une famille pieuse et conservatrice, il s’est laissé convaincre par «le mirage révolutionnaire». C’est ainsi que le jeune homme de 24 ans relit a posteriori les événements qui ont suivi le 25 janvier 2011. Au regard de la violence des dernières années, il est aujourd’hui persuadé que «seul un mouvement armé aurait pu atteindre les objectifs de la Révolution. Le temps et les événements m’ont donné raison». Si aucune organisation n’a les faveurs du jeune étudiant en droit, il se dit prêt, à l’avenir, à rejoindre un groupe armé qui sert «la justice». «La force, c’est le seul langage que comprend notre monde », soutient-il, adossé à l’une des colonnes en marbre de la grande mosquée fatimide Al-Hakim. La radicalisation d’une partie de la jeunesse est un fait avec lequel l’Egypte devra compter dans les années à venir. Il est encore difficile de mesurer sa véritable influence sur le cours de la vie politique, mais le phénomène a pris de l’ampleur, notamment parmi les jeunes des quartiers populaires limitrophes de la capitale.
Dans les médias, ces jeunes sont étiquetés «Frères musulmans». Or le mouvement dépasse une confrérie qui n’a pas le monopole de la dissidence. Le pouvoir des médias et la montée en puissance de présentateurs de talk-shows hostiles aux révolutionnaires sont des pièces maîtresses de la communication de l’actuel régime égyptien. Les patrons des chaînes de télévision s’acoquinent avec un pouvoir dont ils ont favorisé l’ascension à l’été 2013. «Nous aurions dû voir, plus tôt, que les intérêts de ces patrons n’étaient pas les mêmes que ceux des révolutionnaires, regrette Emad Moubarak. Entre 2011 et 2013, il fallait s’appuyer sur les médias alternatifs et leur donner les moyens d’exister. Je pense notamment au collectif «Mosireen» dont les montages vidéo constituaient des archives précieuses de la Révolution.» Depuis son bureau lumineux, Emad Moubarak tire les leçons des erreurs passées. Une étape douloureuse mais nécessaire d’un long processus révolutionnaire.
* Journaliste indépendante
** Nom d’emprunt