Avocat, figure de l’opposition en Syrie, Ebraheem Malki est arrivé en Suisse fin 2014. Il a passé trois ans et demi dans les geôles syriennes. © Amnesty International
Avocat, figure de l’opposition en Syrie, Ebraheem Malki est arrivé en Suisse fin 2014. Il a passé trois ans et demi dans les geôles syriennes. © Amnesty International

MAGAZINE AMNESTY Réfugié·e·s en Suisse «Nous n’avions pas le choix»

Par Nadia Boehlen - Article paru dans le magazine AMNESTY n°84, novembre 2015.
Les personnes venues de Syrie ces quatre dernières années portent en elles les stigmates d’un conflit dont elles ne voient plus d’issue. Elles le répètent avec force, si elles l’avaient pu, elles seraient restées dans leur pays. Mais maintenant qu’elles sont là, elles comptent bien s’intégrer, sans qu’on les assiste. Rencontres. Par Nadia Boehlen
Ebraheem Malki

Avocat et figure de l’opposition à Alep depuis les années quatre-vingt, Ebraheem Malki n’était, il le souligne à plusieurs reprises, en conflit ni avec l’autorité ni avec le pouvoir, simplement engagé en faveur de réformes démocratiques. Son témoignage a l’élégance du recul et de l’analyse. «Les dictatures militaires d’Amérique latine, pour sanguinaires qu’elles aient été, même celle de Pinochet, laissaient les sociétés respirer en certains endroits. Dans les dictatures arabes, les moindres changements sont perçus comme une menace. Les opposants souffrent beaucoup ; ils passent de nombreuses années en prison. Beaucoup meurent ou ne revoient jamais le soleil.» Ebraheem Malki a passé trois ans et demi dans les geôles syriennes. D’abord dans les années quatre-vingt, puis en 1997 et pendant la période qui a suivi le Printemps arabe. La dernière fois a été la plus brutale. Posture digne et langage précis, la nervosité avec laquelle l’homme touche son tasbih (chapelet musulman) trahit pourtant les horreurs subies dans son pays, la rage et l’impuissance face à son inexorable destruction.

«Prison, c’est un mot doux. En Syrie, les prisons sont des salles d’attente pour la mort.»

Maigre, atteint d’un cancer de la thyroïde qu’il n’a pu soigner en Syrie mais qu’il a stabilisé grâce aux soins reçus en Suisse, Ebraheem porte sur lui les séquelles des années de détention. «Prison, c’est un mot doux. En Syrie, les prisons sont des salles d’attente pour la mort. Les gens y meurent de faim, des suites de la torture ou de maladies.» La description qu’il en donne, presque scientifique, glace le sang. Lorsque les détenus arrivent en prison, leurs cheveux sont rasés et on leur laisse pousser la barbe pour qu’ils ressemblent à des terroristes. Les cellules de septante centimètres de large, nonante de hauteur et un mètre quatre-vingt de longueur accueillent quatre hommes. Ils se rendent aux toilettes ensemble et ne peuvent le faire que deux fois par jour. Ils ont les mains attachées dans le dos et sont battus avec des câbles électriques. Les gardes comptent jusqu’à trois lorsqu’ils font leurs besoins, si l’un d’entre eux n’a pas terminé, les quatre sont torturés. En prison, Ebraheem a aussi vu une chambre de vingt-cinq mètres carrés où s’entassaient cent trois personnes, debout. La torture était le seul élément qui rythmait leurs journées, avec le passage aux toilettes. Une à deux fois par jour, les gardes ouvraient la porte de la pièce et amenaient les détenus dans le corridor ; ils leur faisaient mettre les mains sur les parois. Ensuite ils les tapaient avec des barres de fer. «Beaucoup de gens qui n’avaient rien à voir avec la révolution sont morts en prison, soupire l’avocat. Dans de telles conditions de détention, les prisonniers deviennent des animaux. Ils sont prêts à mourir pour un bout de pain ! Et Ebraheem de décrire le jour où un membre d’une bonne famille damasquine est mort dans sa prison. Après cinq minutes seulement, les autres détenus lui avaient arraché tous ses vêtements. » Ironie du sort, si Ebraheem a survécu c’est aussi grâce à l’expérience qu’il avait de la détention. «Lorsque, très rarement, les gardes distribuaient des oranges ou des œufs, à partager entre plusieurs personnes, j’en conservais les pelures, car je savais qu’elles contenaient du calcium.»

De manière éloquente, Ebraheem Malki décrit les scènes de vie quotidienne en temps de guerre. «Quand une partie d’Alep a été libérée par les révolutionnaires, c’était bien. Ils ont amené de l’électricité, du pétrole, le chauffage. Les écoles fonctionnaient. Mais le régime n’a cessé de détruire ces infrastructures en bombardant. Il est vite devenu impossible de vivre normalement. Si vous avez de l’électricité et que votre voisin n’en a plus car elle a été détruite, il viendra vous la voler. Les écoles étaient bombardées par dizaines, même avec les enfants dedans.»

Lorsqu’il a pu sortir de prison, Ebraheem s’est rendu à Kameshli, dans le nord-est, contrôlé par les Kurdes. De là il a essayé de fuir pendant une année. Avant d’y parvenir il a été torturé par les douaniers à la frontière turque. Il a pu atteindre l’ambassade suisse en Turquie en décembre 2014. Il a très vite reçu un visa pour la Suisse, où il a obtenu le statut de réfugié après un mois seulement.

 «Ce n’est pas possible d’être pro-Bachar pour lutter contre l’EI !»

Ebraheem souligne que la rapidité avec laquelle il a obtenu son permis B n’est pas représentative de l’accueil de l’ensemble des Syrien·ne·s. Leur procédure d’asile peut durer plusieurs mois, et ils n’obtiennent souvent qu’une protection provisoire (ndlr : permis F). D’après lui, les pays européens doivent se mobiliser pour accueillir plus de réfugié·e·s. Mais en fin de compte, il faut régler le problème en Syrie. Une zone tampon qui permettrait l’accueil des réfugié·e·s serait un premier pas en ce sens. Ebrahem s’emporte lorsqu’il décrit la complaisance des puissances occidentales envers le tyran Bachar El-Assad. Cette attitude a contribué à la destruction de son pays et à la crise actuelle des réfugié·e·s. «Si on veut régler le problème des réfugiés, il faut agir à la source. Ce n’est pas possible d’être pro-Bachar pour lutter contre l’EI !»

Ebraheem rappelle que les Syrien·ne·s ont accueilli deux millions d’Irakien·ne·s en 1996, puis un million de Libanais·es lors des attaques d’Israël sur le pays du Cèdre. L’Etat n’a pas aidé, ce sont les gens ordinaires qui ont soutenu les réfugié·e·s. «Nous-mêmes avions accueilli trois familles dans notre appartement de quatre pièces. Et en Europe on ne veut pas de quelques réfugié·e·s. On demande si ce sont de ‘vrais réfugiés’, observe-t-il. Beaucoup de Syriens ne veulent pas venir, mais ils n’ont plus aucun endroit sûr où vivre. Ils n’ont plus aucune perspective après cinq ans de conflit ; ils ont perdu leur patrie.»

Depuis la Suisse, Ebraheem veut continuer d’œuvrer pour la Syrie, il pense à ses amis, qu’il nomme un à un, d’autres opposants connus d’Amnesty, disparus ou toujours dans les geôles syriennes. Il pense à des milliers d’autres personnes, en prison ou disparues. Il espère qu’elles obtiendront une protection. Avec d’autres avocat·e·s syrien·ne·s exilé·e·s, il souhaite mettre sur pied un tribunal composé de juges internationaux et syrien·ne·s doté·e·s pour juger les criminels de guerre.

Shaheenaz Abdulghafour

Lorsque je la rencontre, Shaheenaz Abdulghafour porte un voile vert olive satiné, qui souligne la beauté de son visage. Traits fins, yeux noirs profonds et rieurs, lèvres rose-beige au dessin harmonieux. Elle a quitté Baricha dans la province d’Idleb le 5 mai 2015 pour se rendre à la frontière turco-syrienne, à Elzas. La frontière était fermée, elle s’est donc rendue à Efrin, où des passeurs l’on fait franchir des barbelés pour qu’elle puisse entrer en territoire turc.

«Plus aucun endroit n’est sûr»

Sa province a été libérée en avril par les rebelles, juste avant qu’elle ne parvienne à fuir. «Il y avait beaucoup de massacres dus aux combats entre l’armée régulière et l’armée syrienne libre, raconte Shaheenaz. C’était devenu intenable. On avait tout le temps peur, on voyait beaucoup de gens mourir, les avions de l’armée syrienne ne cessaient de bombarder.»  En Syrie, Shaheenaz dispensait un soutien psychologique aux femmes et aux enfants, d’abord des réfugié·e·s irakien·ne·s, puis avec le début du conflit, des déplacé·e·s internes syrien·ne·s. Dans son pays, la jeune femme était un relais des Nations unies et travaillait pour des organisations chrétiennes locales. Elle a été arrêtée plus d’une fois pour les causes qu’elle défendait.

«Au début du conflit, c’était plus sûr chez les rebelles, mais maintenant plus aucun endroit n’est sûr», explique Shaheenaz. Affilié à Al-Qaïda, le groupe Jabhat al-Nosra contrôle désormais Idleb. Il a institué des écoles coraniques. «Je ne suis pas contre l’apprentissage du Coran, précise la jeune femme, le problème c’est la suppression de l’apprentissage général pour les enfants.»

Quand les rebelles ont pris le contrôle d’Idleb, Shaheenaz a été vue comme une traître par certains d’entre eux, à cause de ses activités pour des organisations chrétiennes et étrangères. «Ceux qui ont maintenant le pouvoir à Idleb me considèrent comme une laïc. Comme je suis laïc, je ne suis plus musulmane. J’ai reçu plusieurs fois des menaces.» Les rebelles ont distribué des niqabs. Shaheenaz était, elle-même, forcée d’en porter une pour aller d’un village à l’autre. Elle ne pouvait plus sortir sans être accompagnée par un homme de sa famille, car elle n’est pas mariée.

«Ce qui importe le plus pour moi est de faire venir ma mère, ma sœur, et les trois enfants de mon autre sœur décédée. Mon neveu a quitté la Syrie ; il risquait d’être enrôlé dans une armée rebelle. Il se trouve à Izmir en Turquie et s’apprête à entreprendre le voyage par la mer vers l’Europe. J’ai très peur.» Shaheenaz craint aussi pour ses nièces. « Si un commandant demandait à se marier avec l’une d’entre elles, ma mère ne pourrait rien faire. Ma famille se trouve dans une situation où règne l’anarchie, l’absence de lois. » La coupure totale avec sa famille et les menaces que celle-ci a subies à cause d’elle l’ont énormément affectée lorsqu’elle est arrivée en Suisse. «J’avais peur que si je les appelle on m’annonce une mauvaise nouvelle.»

Shaheenaz est venue en Suisse dans le cadre d’une rencontre onusienne à laquelle elle a été conviée en raison de son engagement pour les femmes et les enfants en Syrie. Elle dit apprécier les lois suisses qui respectent les droits des femmes. «Ici je ne veux pas seulement prendre sans donner. Je veux être considérée comme une citoyenne, m’intégrer dans la société et continuer mon militantisme pour la cause de la femme syrienne.» Lorsque je l’ai rencontrée, Shaheenaz se préparait à sa deuxième entrevue de procédure d’asile.