Cette photo du journaliste de la chaîne pro-kurde IMC TV, Gökhan Biçici, traîné à même le sol lors des événements du parc Gezi à Istanbul, a été prise depuis une fenêtre. © Zafer Çimen
Cette photo du journaliste de la chaîne pro-kurde IMC TV, Gökhan Biçici, traîné à même le sol lors des événements du parc Gezi à Istanbul, a été prise depuis une fenêtre. © Zafer Çimen

MAGAZINE AMNESTY Liberté de la presse Le journalisme turc étouffé

Par Erol Önderoğlu - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 84, Mars 2015.
La répression par la force, en mai 2013, du mouvement de contestation de Gezi, a représenté un tournant dans le renforcement de l’autoritarisme de Recep Tayyip Erdogan. Les manifestations déclenchées par la jeunesse turque, qui s’opposait à la destruction du parc Gezi, non loin de la place Taksim, au cœur d’Istanbul, ont été réprimées avec une brutalité inédite. Gezi a aussi représenté un tournant pour les médias.

Depuis les événements de Gezi, les journalistes des médias internationaux ont pour la première fois partagé le même sort que leurs confrères turcs. Pas moins de dix journalistes internationaux ont été agressés et blessés, atteints par des capsules de gaz lacrymogène, des balles en caoutchouc, des coups de matraques et des jets d’eau.

Le 4 juin 2013, le vice-premier ministre Bülent Arinç présentait ses excuses pour les excès de violence. Les émeutes auxquelles des milliers de Turcs avaient assisté dans plus de huitante villes dans le sillage de Gezi, avaient fait huit morts et plus de sept mille blessés, parmi lesquels des écologistes, des riverains, des étudiants, des militants politiques.

En quatre mois, 153 journalistes turcs et étrangers ont fait l’objet d’attaques, et 39 représentants des médias ont été interpellés.

En quatre mois, 153 journalistes turcs et étrangers ont fait l’objet d’attaques, et 39 représentants des médias ont été interpellés. Le journaliste de la chaîne pro-kurde IMC TV, Gökhan Biçici, agressé, traîné à même le sol et interpellé le 16 juin 2013, n’a obtenu aucune suite à sa plainte depuis plus de deux ans.

Le photoreporter Mehmet Kaçmaz, atteint à l’œil par une balle en caoutchouc le 8 juillet 2013, a obtenu gain de cause. C’est la seule affaire où n’a pas prévalu l’impunité : le ministère de l’Intérieur a été condamné à verser huit cents euros de dommages et intérêts. Les forces de l’ordre turques jouissent d’une impunité presque totale face aux exactions. C’est le cas pour les meurtres des journalistes Musa Anter et de Hrant Dink, dans lesquels elles sont mises en cause.

 Autocensure, violences, impunité

Les chaînes d’informations en continu (CNN Türk, NTV, Habertürk) se sont abstenues de traiter les événements de Gezi, survenus à quelques centaines de mètres de leur siège. Elles se sont par la suite excusées les unes après les autres et ont légèrement amélioré leur couverture du mouvement de contestation. Mais le contrôle de la ligne éditoriale des grands médias turcs a vite repris. Cela a été très net depuis la rupture entre le parti au pouvoir, l’AKP (Justice et Développement), et la confrérie de Fethullah Gülen, après le scandale des affaires de corruption qui ont ébranlé le cabinet d’Erdogan.

Ce dernier a été contraint de limoger quatre de ses ministres mis en cause. Mais l’acharnement qu’ont subi des centaines de journalistes et d’éditorialistes de renom de la part de sa famille et de son entourage politique a été sans précédent. Parmi eux on peut mentionner Sedat Ergin et Ertugrul Özkök (Hürriyet), Ekrem Dumanli (Zaman), Özgür Mumcu (Cumhuriyet), Ender İmrek (Evrensel) et Bekir Coşkun (Sözcü).

20 journalistes, ayant critiqué Erdogan, ont été condamnés pour ‘insultes envers le président’ en 2015.

20 journalistes qui ont osé critiquer la personnalité d’Erdogan, ses rapports douteux avec le monde de la finance ainsi que sa mauvaise gestion de la politique régionale ont été condamnés pour ‘insultes envers le président’ en 2015. Par ailleurs, les éditorialistes Hasan Cemal (T24), Perihan Magden (Nokta), Cengiz Çandar (Radikal) et le caricaturiste Musa Kart font toujours l’objet d’enquêtes.

L’article 299 du Code pénal représente un instrument juridique redoutable pour le pouvoir, en totale contradiction avec les recommandations du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. En vertu de cet article, Erdoğan n’hésite pas à poursuivre sur le plan pénal quiconque s’en prend à sa réputation.

Libertés fragilisées au profit de l’Etat

Dans le projet d’affaiblissement des médias critiques, 2014 et 2015 représentent des années noires. Avec le renforcement des lois sur la Haute instance de la télécommunication (TIB), les renseignements (MIT), la Sécurité intérieure ainsi que le pouvoir des juges de paix, les services du premier ministre et des ministres ont désormais le droit d’ordonner la censure d’internet et de l’audiovisuel. Les informations divulguées sur les services de renseignements peuvent être réprimées par dix ans d’emprisonnement. Enfin, en cas d’abus, l’impunité des forces de l’ordre est garantie, puisque les juges de paix peuvent incarcérer par « simple suspicion », et non plus en raison d’un «fort élément à charge».

Les 149 interdictions générales imposées aux médias entre 2010 et 2014 ont entraîné l'exclusion des médias grand public des débats majeurs : transfert d’armes vers la Syrie, massacre perpétré par des avions de chasse turcs dans le village kurde de Roboski, attentat de Yüksekova, incident minier de Soma, corruption politique, etc. Elles ont considérablement réduit leur rôle de contrôle dans une période où le débat et la transparence sont plus que jamais nécessaires.  

La paix s’éloigne, les libertés se réduisent

La multitude des violations enregistrées contre des journalistes place la Turquie à la 149ème place (sur 180) dans le classement mondial de Reporters sans frontières (RSF). Cette situation tend à s’aggraver, surtout depuis l’arrêt du processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et la reprise du conflit qui dure depuis plus de trente ans dans le sud-est de la Turquie. Les médias pro-kurdes, dont Özgür Gündem et Azadiya Welat, sont visés par de nombreuses poursuites judiciaires. Des centaines de sites internet (Agence Diha, sendika.org, Ötekilerin Postasi), blogs, comptes de réseaux sociaux qui informent de manière critique sur le conflit au Kurdistan sont censurés de manière disproportionnée depuis juillet 2015. En septembre, la seule journaliste étrangère basée à Diyarbakir, Frederike Geerdink, a été déportée vers la Hollande suite à son article et à sa diffusion sur les réseaux sociaux.

La répression des médias s’inscrit aujourd’hui dans une logique de fragilisation de toute forme de contestation, qu’elle soit laïque, kurde, islamiste ou socialiste. Erdogan renforce les mesures répressives afin d’accéder à tout prix à un système de présidence à l’américaine, fort de la victoire de son premier ministre Ahmet Davutoglu sorti vainqueur lors des législatives anticipées du 1er novembre 2015, où l’AKP a obtenu 49,5 pour cent des suffrages.

Dündar et Gül emprisonnés

Cette victoire a ouvert la voie à de nouvelles pressions. La menace faite en personne par le président Erdogan contre le directeur de la rédaction du quotidien Cumhuriyet, Can Dündar, s’est matérialisée. Lorsque dans sa une du 29 mai 2015 ce journal a évoqué les transferts d’armes des Renseignements turcs vers la Syrie, Erdogan a déclaré : «La personne qui a écrit cet article exclusif paiera un prix très lourd pour ça (…) je ne le laisserai pas s’en sortir impunément.»

Convoqués le 26 novembre par un juge d’Istanbul, Can Dündar et son représentant à Ankara, Erdem Gül, ont été placés en détention la même nuit. Journaliste de renom avec une carrière télévisuelle de plus de trente ans, Dündar s’est retrouvé accusé d’appartenance à la mouvance de la confrérie Gülen et d’espionnage. Il risque la prison à vie.

Les organisations internationales et nationales de défense des droits de journalistes craignent que la question des réfugiés syriens ait pris le devant de la scène dans les négociations de l’Union européenne avec Ankara. Ils redoutent un «double langage», à l’heure où les journalistes paient le prix fort pour informer. Jusqu’où l’Union européenne tolérera-t-elle une Turquie solide à l’échelle régionale, mais cruelle envers les libertés?