Une vieille mendiante assise sur un rond-point fait la manche, d’une voix monotone. Les passants sont pressés. Presque aucun ne s’arrête pour lui donner une pièce. Il est tard, la gare routière de Tel Aviv est pourtant encore animée. À l’heure convenue, Simon Sium Mengesha retrouve l’un de ses compatriotes, un grand homme maigre au regard sérieux. Après de brèves salutations, ils marchent en direction de l’artère principale, puis entrent dans un bâtiment délabré et descendent dans une cave. Ils se dirigent vers une pièce mal éclairée au fond du couloir. Quatre réfugiés érythréens dont une femme sont déjà assis autour d’une table. Les marques de torture sont reconnaissables au premier coup d’œil : leurs mains sont tordues comme des griffes, il leur manque des doigts, et leur corps est couvert de brûlures de cigarettes. Ils ont été torturés dans les prisons érythréennes ou par des passeurs, dans la péninsule égyptienne du Sinaï.
Avec aisance, Simon entame la discussion sur le régime de ce pays d’Afrique de l’Est. «Ce sont des criminels, ils n’obéissent à aucune loi», dit l’homme de 37 ans. «Ils ne se sont jamais mis d’accord sur une Constitution, ils veulent tout dicter.» Les autres hochent la tête. La cave est devenue le siège d’un parti d’opposition érythréen en exil. Puisque l’opposition est impossible dans leur pays, Simon et les autres se battent pour faire changer les choses depuis l’étranger. L’une des raisons principales de l’exil est le service national à durée indéterminée. Comme les autres, Simon avait lui aussi été enrôlé.
«J’ai risqué ma vie car les soldats ont pour consigne de tirer. Mais ça m’était égal, j’ai simplement couru, je n’avais plus rien à perdre.»
La prison ou la fuite
Il y a neuf ans, lors d’une soirée de rencontre du parti du gouvernement érythréen, Simon a posé une seule question : pourquoi, plus de dix ans après l’indépendance de l’Éthiopie, l’Érythrée n’a-t-elle toujours pas de Constitution ? Simon a été immédiatement arrêté et emmené dans une prison souterraine. Plusieurs de ses amis et de ses connaissances sont morts en prison. Lui s’est souvent réveillé à côté de cadavres. «On débarrassait les corps morts et voilà.»
Impossible de vérifier les allégations de Simon, le gouvernement érythréen ne laisse entrer aucun observateur étranger dans le pays. Le rapport des Nations unies publié en 2015 et les recherches d’Amnesty International documentent des cas similaires et décrivent un recours généralisé à la torture. Simon raconte qu’il lui a fallu trois ans pour parvenir à fuir la prison et traverser la frontière pour entrer au Soudan. «J’ai risqué ma vie car les soldats ont pour consigne de tirer. Mais ça m’était égal, j’ai simplement couru, je n’avais plus rien à perdre.» Son futur en Érythrée, c’était une vie de détention dans une cellule souterraine sans lumière. Il raconte tout cela sobrement, sans hésitation. Mais la tristesse résonne dans chacun de ses mots.
Au Soudan, près de la frontière, Simon vivait dans un camp de réfugiés. Une nuit, des hommes armés l’ont extirpé de sa tente et séquestré dans la péninsule égyptienne du Sinaï. Comme des dizaines de milliers d’autres réfugiés, il a été maltraité. Les passeurs ont demandé à sa famille une rançon de trois mille dollars, une somme plutôt modeste. Aujourd’hui, certains passeurs demandent parfois des dizaines de milliers de dollars.
Envahisseurs
En 2012, Israël érigeait, en guise de frontière, un mur de cinq mètres de hauteur. Depuis, presque plus personne n’est entré dans le pays par la péninsule égyptienne du Sinaï. Seules 43 personnes l’ont franchie, l’année suivant sa construction, et moitié moins l’année d’après. Entre 2007 et 2012, plus de 60 000 personnes de différents pays d’Afrique étaient entrées illégalement en Israël, la plupart d’entre elles par l’Égypte. Les autorités israéliennes ne laissent aucun doute sur ce qu’elles pensent de ces réfugiés et demandeurs d’asile. Elles les appellent les «envahisseurs». Des membres du gouvernement ont, à plusieurs reprises, déclaré qu’ils menaçaient l’identité juive, la sécurité et l’économie d’Israël.
La politique restrictive à l’égard des requérants d’asile est comme une réponse à cette perception d’eux comme des «envahisseurs». En 1954, Israël a pourtant signé la Convention de Genève relative au statut de réfugié et le Protocole de 1967, qui établit sa validité dans le monde entier. Pourtant, d’après les organisations de protection des réfugiés et des droits humains, le statut des réfugiés africains en Israël reste incertain. La plupart de ceux qui arrivent dans le pays n’ont même pas la possibilité de déposer une demande d’asile. Les réfugiés ne sont que tolérés sous la vague appellation de « groupe protection ». Hormis une protection immédiate contre la déportation, ils n’ont presque aucun autre droit. L’accès aux services sociaux et aux traitements médicaux est très limité. Le droit de travailler ne leur est pas reconnu clairement. À la place, il existe une «loi sur la prévention de l’infiltration», qui prévoit que les personnes entrées illégalement par l’Égypte puissent être «placées en détention pour raisons administratives».
Pression pour un départ volontaire
Les autorités israéliennes exercent une forte pression pour que les réfugiés quittent «volontairement» le pays. Les requérants d’asile originaires du Soudan ou d’Érythrée qui ne peuvent pas être expulsés vers leur pays sont exhortés à se rendre en Ouganda ou au Rwanda. Les organisations de défense des droits humains critiquent fortement cette pratique, car le statut des réfugiés dans ces deux pays est précaire.
«Puisque je suis connu en tant qu’opposant politique, les forces de sécurité érythréennes sont déterminées à m’attraper et à me tuer même dans ces deux pays»
Aucune perspective
Après six ans passés en Israël, Simon ne s’y sent toujours pas à la maison. Il ressent cette pression qui le pousse à «quitter volontairement» le pays. «Mais où devrais-je aller ?», demande-t-il avec calme. «Si je retourne en Érythrée, ils me mettront immédiatement en prison, peut-être qu’ils me tueront. J’ai très peur.» Sa seule chance de survie est à l’étranger. Le Rwanda ou l’Ouganda ne sont pas une option pour lui. «Puisque je suis connu en tant qu’opposant politique, les forces de sécurité érythréennes sont déterminées à m’attraper et à me tuer même dans ces deux pays», craint Simon.
Nous suivons Simon et ses amis à leur domicile. Ils habitent à proximité. Les escaliers de leur immeuble sont étroits, l’appartement au deuxième étage est petit et encombré de lits. Dans la petite cuisine, le papier peint moisi se décolle du plafond. Simon vit là avec trois autres Érythréens. Ses compagnons d’infortune vivotent de petits boulots et se partagent un loyer de 800 francs par mois. Simon, lui, ne travaille pas. Il a trop peur d’être dénoncé en tant que travailleur illégal et expulsé. Les autres sont apparemment plus téméraires. Ils ne voient pas d’inconvénient à partager l’appartement et la nourriture avec Simon. C’est son seul moyen de survie, il leur en est reconnaissant.
Simon sort sur le balcon et regarde les rues du quartier plongées dans l’obscurité. «J’ai 37 ans et c’est déjà la fin de ma vie», dit-il. «Je connais à peine mes deux enfants, et à chaque fois que j’appelle ma femme en Érythrée, elle pleure. Elle ne veut pas se remarier, elle m’attend. Mais jusqu’à quand ?»
*Bettina Rühl est journaliste indépendante en Afrique, basée à Cologne et à Nairobi. Elle a interviewé en 2015 un grand nombre de réfugiés érythréens.