«Une majorité de la population de Crimée possède un passeport russe, mais la minorité qui s’oppose à l’annexion ne possède aucun document. Elle est désormais devenue étrangère dans son propre pays.» © AI
«Une majorité de la population de Crimée possède un passeport russe, mais la minorité qui s’oppose à l’annexion ne possède aucun document. Elle est désormais devenue étrangère dans son propre pays.» © AI

MAGAZINE AMNESTY Ukraine / Russie Solidaires en dépit des conflits

Par Peter Franck - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 87, Décembre 2016
Alors que la guerre ravage toujours l’est de l’Ukraine, Swetlana Gannuschkina rappelle l’importance de la solidarité internationale. La célèbre défenseuse des droits humains russe, lauréate du prix Nobel alternatif, est persuadée que la solidarité internationale doit être une priorité en période de conflit.
Swetlana, vous défendez les droits des réfugié·e·s depuis des décennies en Russie et dirigez Memorial, une organisation de défense des droits humains dans le nord du Caucase. Quelles ont été les conséquences de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans l’est de l’Ukraine sur votre travail ?

En tant que défenseurs et défenseuses des droits humains, nous n’avons pas pu empêcher l’annexion de la Crimée, ni même l’invasion de l’est de l’Ukraine. Il en est de même pour la guerre en Syrie. Il y a pourtant un domaine où nous pouvons faire la différence : nous devons maintenir la collaboration entre les organisations de la société civile par-delà la ligne de conflit. Il est aussi de notre devoir d’intervenir auprès des dirigeants, comme nous l’avons fait durant les deux guerres tchétchènes. Il n’y a pas eu un jour sans que des activistes russes et tchétchènes se rencontrent. Lors des manifestations et des vigiles, il y avait toujours des militants des deux camps. Nos activités ont été couronnées de succès : nous avons empêché que la guerre ne vire en conflit interethnique.

> La situation est-elle similaire aujourd’hui ?

< Nous avions et avons toujours un rôle à jouer en Crimée et dans l’est de l’Ukraine. Une grande partie de la société civile russe est très critique envers la politique russe. Pourtant, il n’est pas toujours facile de collaborer avec nos collègues ukrainiens. Évidemment, nous percevons le conflit d’un œil différent de part et d’autre de la frontière. Du côté ukrainien, au début, il y avait beaucoup de colère et de déception, et peu de personnes étaient enclines à critiquer les erreurs de leurs autorités. Je les comprends car l’agression venait de la Russie. Dans ce genre de situation, il vaut mieux se serrer les coudes et éviter d’entrer en conflit avec son propre gouvernement.

> C’était donc une situation difficile…

< Malgré une situation initiale délicate, nous avons tout fait pour maintenir la collaboration avec nos collègues et pour nous faire entendre du peuple ukrainien. Par exemple, l’une de mes priorités est, encore aujourd’hui, de répondre aux médias ukrainiens. Il est en effet très important que les gens sachent qu’il existe en Russie des voix critiques envers la politique du gouvernement russe. Malgré ça, nous sommes injuriés sur Facebook. Les gens nous écrivent: «Bien que vous critiquiez les Russes, nous vous détestons, comme nous détestons tous les Russes.» Je suis heureuse que mes amis et collègues ukrainiens n’aient pas laissé le conflit affecter les bonnes relations que nous entretenions auparavant. Ils sont toujours là et je suis consciente que ça n’est pas facile pour eux. D’ailleurs, à l’apogée du conflit, nous avons pu joindre nos collègues ukrainiens pour leur demander d’accueillir des réfugiés ouzbèques qui devaient être expulsés de Russie vers l’Ouzbékistan, alors qu’ils y étaient menacés de torture et de mort. Une formidable coopération de la société civile, dans une situation extrême.

> Et en Crimée ?

< Il est très compliqué de défendre les droits humains là-bas. Nos collègues ukrainiens ont réagi différemment lorsque nous leur avons proposé notre travail dans cette région. Il faut considérer leur point de vue : accepter notre aide juridique qui est orientée vers le droit russe, revenait en quelque sorte à accepter l’annexion. Et cela pouvait être perçu comme une trahison. Le problème actuel est le suivant: une majorité de la population de Crimée possède un passeport russe, mais la minorité qui s’oppose à l’annexion ne possède aucun document. Elle est désormais devenue étrangère dans son propre pays. D’autres souhaitent un passeport russe mais n’ont pas pu l’obtenir parce qu’ils n’étaient pas enregistrés en Crimée, car le droit ukrainien ne l’exigeait pas. Ces personnes doivent aujourd’hui faire face à de nombreux problèmes.

> Le travail de Memorial est-il entravé par la guerre ?

< Dans l’absolu, les discussions avec les défenseurs des droits humains ukrainiens avec lesquels nous travaillons dans le cadre de Memorial sont devenues plus difficiles. Les discussions que nous avons sont parfois douloureuses et ne nous mènent pas toujours aux mêmes conclusions. Elles restent pourtant nécessaires, car c’est notre seul moyen d’avoir une image réaliste de la situation. Nous surmontons ce problème. Nos collègues ukrainiens n’ont d’ailleurs pas quitté Memorial.

> Comment qualifieriez-vous votre collaboration avec les organisations occidentales à propos du conflit en Ukraine et de la répression des ONG russes indépendantes ?

< Nous entretenons une bonne collaboration avec les ONG occidentales. La communication s’est simplifiée. Nous échangeons régulièrement, et les frontières ont perdu la signification qu’elles avaient auparavant. En deux heures, je peux me rendre à Berlin où je serai accueillie par des amis. Les fractures ne se situent plus au niveau des frontières. Sur cette question, nous sommes bien en avance sur nos gouvernements. Nous avons compris qu’il existe des problèmes globaux, qui nous concernent tous, et que nous ne pourrons les régler que si nous travaillons ensemble dans l’intérêt de l’humanité. En ce sens, je me sens libre de critiquer les lois migratoires allemandes, par exemple. Nous devons défendre et étendre notre collaboration, malgré le fait que nos gouvernements cherchent à réduire notre marge de manœuvre.

> On vous a décerné le prix Nobel alternatif. Que représente cette distinction pour vous ?

< Ce prix est un merveilleux signe de solidarité internationale, à une époque où le gouvernement cherche à anéantir la société civile en Russie. C’est une façon de montrer à la communauté internationale de quoi nous sommes capables. Notre message est le suivant : nous nous engageons pour les personnes réfugiées, qui ont urgemment besoin d’aide. Cette distinction nous conforte dans notre travail.


Swetlana Gannuschkina a 74 ans et est une ancienne professeure de mathématiques. En 1990, elle met sur pied avec d’autres ONG une assistance civile pour les réfugié·e·s et les personnes déplacées en Russie. Avec l’organisation des droits humains Memorial, elle a créé un réseau national de centres de consultation pour personnes réfugiées et déplacées, qu’elle dirige encore aujourd’hui. Swetlana Gannuschkina s’est vue décerner le prix d’Amnesty pour les droits humains en 2003 et est lauréate du prix Nobel alternatif « Right Livelihood  Award » 2016.