© Ambroise Héritier
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MAGAZINE AMNESTY Écrivain·e·s suisses Un auto-stoppeur

Par Daniel de Roulet* - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 88, Mars 2017
Comme souvent le dimanche soir, une longue colonne de voitures s’est formée dans le sens des retours vers le nord. Ils auraient dû prendre la route plus tôt dans l’après-midi, ils ont préféré rester aussi longtemps que possible sur la terrasse qui surplombe le lac. Ensuite il a fallu ranger l’appartement, vider les poubelles, arroser la glycine une dernière fois, ne pas oublier de déposer l’argent dans une enveloppe pour la femme de ménage. Il était donc passé sept heures quand ils ont quitté Locarno.

Ils se sont insérés dans le trafic dense à cause du Festival de cinéma, pas vraiment un bouchon en plaine, mais gare à l’autoroute avant le tunnel. La radio annonçait une demi-heure d’attente au portail sud du Saint-Gothard.

Une dispute s’est élevée entre Paul et Virginie à propos de la voiture. Ils auraient pu prendre le train jusque chez eux à Lucerne. Oui, mais, disait Paul, il aurait fallu se plier à l’horaire, surtout en cas de pluie, marcher jusqu’à la gare, ce n’est pas agréable. À quoi Virginie a répondu qu’il ne pleuvait que rarement au Tessin, qu’il y avait maintenant un train chaque demi-heure, mais qu’avec Paul c’est toujours la même chose.

– La même chose quoi ? réplique Paul.

– Oui, avec toi, buté comme tu es.

– Promis, la prochaine fois, on prend le train.

Heureusement la route se dégage, n’en parlons plus. Après l’échangeur de Bellinzone où quelques voitures rejoignent le flux, le sommet des montagnes s’éclaire d’un rose délicat, tandis que les forêts de châtaigniers s’assombrissent jusqu’à un bleu profond.

– J’aime ces couleurs du Tessin, dit Virginie.

– En train, on les voit moins bien.

– Ne recommence pas, Paul, s’il te plaît.

Après une longue ligne droite, juste en haut d’un dos-d’âne, ils découvrent un jeune homme sans bagages, seul au bord de la route qui fait signe. Paul ralentit, pour voir. Virginie déjà baisse la vitre. Ils s’arrêtent donc, le garçon doit avoir 20 ans. Il porte un jean, des baskets, un tee-shirt et c’est tout. Paul débloque la porte arrière pour lui permettre de monter. L’auto-stoppeur remercie à peine, s’installe confortablement, répond sans enthousiasme à leurs questions :

– Vous attendiez là depuis longtemps ?

– Oui.

– Et vous étiez en route à pied depuis Locarno ?

– Non.

– On va jusqu’à Lucerne, vous aussi ?

– Exact.

– On y sera dans trois heures, ça dépend du trafic.

Le silence retombe dans la voiture, chacun s’absorbe dans le vide de ses pensées. Le tableau de bord s’habitue de même à ne rien signaler de neuf.

Plus tard, Virginie enfonce la touche qui enclenche la radio. Les infos de 20 heures commentent la guerre au Moyen-Orient, les élections dans un pays voisin, un sondage sur la qualité des soins dans les hôpitaux helvétiques. Puis les faits divers : une fillette disparue, un incendie dans une école, une évasion du pénitencier tessinois de La Stampa. Trois Syriens condamnés suite à une bagarre en bande, jeunes détenus, dont l’un très dangereux.

À la fin des nouvelles, Virginie coupe la radio. L’auto-stoppeur ferme les yeux, semble s’être endormi. Virginie l’observe dans le petit miroir au dos du pare-soleil. À l’envers, elle déchiffre sur son tee-shirt une indication étonnante : Propriété du canton du Tessin. Est-ce que ça ne serait pas des habits fournis par le pénitencier ? Ou bien juste la mode. Ça se fait beaucoup de porter des vêtements de prisonniers, des tee-shirts de l’Alcatraz, des casquettes à visières comme en ont les gardiens de Sing Sing, de faux tatouages sur le bras avec un très long numéro de détenu. Virginie essaie d’attirer l’attention de Paul. Du doigt, elle lui montre le type assoupi sur la banquette arrière. Paul lève un sourcil sans comprendre. Mais l’auto-stoppeur a ouvert les yeux. Paul n’a sûrement pas pu lire l’indication sur son tee-shirt.

Un moment plus tard, Paul enfonce à son tour la touche de la radio. Virginie l’éteint immédiatement, ce qui énerve Paul :

– À quoi tu joues, Virginie ? Et s’ils annoncent un bouchon ?

– Je n’ai pas envie.

– Ah bon. Et si moi ?

– Paul, ce que tu peux être buté !

– Buté ? Et toi donc.

Elle embrasse Paul dans le cou. D’habitude, ça le calme. Le trafic devient plus dense, un panneau lumineux propose un itinéraire de délestage. Paul s’y engage brusquement. Virginie l’approuve d’un sourire.

Encore un bon moment qui s’écoule en silence. Les deux passagers somnolent. Paul bâille à plusieurs reprises avant d’annoncer une petite pause pour un besoin physiologique. Virginie prend la clé de contact et sort aussi de la voiture. L’auto-stoppeur reste assoupi à l’intérieur. Tandis que Paul se soulage contre un arbre, elle s’approche de lui, le met au courant. Paul a de la peine à la croire, puis à rester calme.

– Le pénitencier de La Stampa. On fait quoi ?

– On fait semblant de rien.

– Peut-être juste une coïncidence.

La nuit vient, il leur reste quelques kilomètres avant de se remettre en queue pour entrer dans le tunnel. Tout d’un coup Paul, sans doute tourmenté par un remords, allume la radio, syntonise sur la chaîne des nouvelles en continu. Et ça ne manque pas, après un flash sur l’engorgement des routes le dimanche soir, il est question de l’évasion de La Stampa. Trois jeunes Syriens en cavale, l’un d’eux extrêmement violent, dangereux. On ne donne pas de signalement sauf de laisser entendre qu’ils ont la peau blanche, comme des Européens. Paul et Virginie échangent leurs impressions par des mimiques et des mouvements de paupières guère encourageants. L’auto-stoppeur fait à plusieurs reprises grincer le cuir du siège arrière, comme s’il devenait nerveux. Soudain, il se redresse d’un air décidé et dit :

– Excusez-moi, j’aurais besoin d’un arrêt.

Paul obtempère immédiatement, comme si le type allait vomir sur le siège de sa voiture endimanchée. L’auto-stoppeur sort, s’approche du premier châtaignier venu, se soulage. Sans même consulter Virginie, Paul en profite pour repartir en trombe, laissant là le jeune homme dont ils suivent les gestes désespérés dans le rétroviseur. Ils commentent leur malheur :

– On a eu chaud.

– Il ne paraissait pas violent.

– C’était peut-être un des deux autres.

– Il nous aurait volé la voiture.

– Obligés de rentrer à pied.

– Défigurés au couteau.

– Tu veux dire pris en otage.

À la sortie du tunnel du Saint-Gothard, ils écoutent les nouvelles. Les trois évadés du pénitencier de La Stampa viennent d’être repris. Ils avaient creusé un tunnel, abouti dans le préau d’une école restée fermée le dimanche. Un chien les a repérés, tenus en respect dans la cour de récréation, brave bête.

Entre Paul et Virginie, commence une dispute pour savoir qui a eu l’idée de prendre la voiture plutôt que le train, quand on sait que ça permettrait d’éviter les bouchons et bien d’autres ennuis.

Finalement, ils se mettent d’accord : ce n’est pas leur faute, quand même, si les gens se font la guerre, là-bas en Syrie.

* Daniel de Roulet, 1944, Genève est l’auteur de La Simulation humaine, une suite de dix romans qui se termine par Le démantèlement du cœur. Il publie aussi des chroniques, la dernière en date : Tous les lointains sont bleus, Phébus, 2015. http//:www.daniel-deroulet.ch