«Si nous ne parlons pas des journalistes érythréens emprisonnés, personne ne le fera. Si nous restons silencieux, ils seront oubliés», explique Abraham T. Zere fondateur de PEN Eritrea. © Yonatan Tewelde
«Si nous ne parlons pas des journalistes érythréens emprisonnés, personne ne le fera. Si nous restons silencieux, ils seront oubliés», explique Abraham T. Zere fondateur de PEN Eritrea. © Yonatan Tewelde

MAGAZINE AMNESTY Erythrée Brandir sa plume comme une épée

Par Julie Jeannet - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 88, Mars 2017
Étayer les faits pour ne pas laisser les rumeurs prendre le dessus. Voici l’objectif que s’est fixé Abraham T. Zere en fondant PEN Eritrea, une section du réseau international d’auteur·e·s défendant la littérature et la liberté d’expression. Le journaliste exilé aux États-Unis veut lever le voile sur l’un des pays les plus fermés au monde pour déjouer la propagande

Dans son appartement de la petite ville d’Athens, dans l’Ohio, Abraham T. Zere ouvre une porte sur l’Érythrée. Il tape frénétiquement sur son clavier d’ordinateur, comme s’il voulait déverser sa mélancolie sur la toile. Un moyen de ne pas se laisser ronger par la rage et la rancœur qu’il ressent à l’égard du régime d’Isaias Afewerki, qui se maintient à la tête du pays depuis 23 ans. Face à la propagande d’État, l’Érythréen brandit sa plume. Depuis quatre ans, il publie de manière prolifique des articles dans des médias d’envergure comme The Guardian et The Independent, pour faire la lumière sur son petit pays de la Corne de l’Afrique. «Le gouvernement fonde son pouvoir sur le mystère et la terreur. Exposer les faits au grand jour permet de résister à la propagande», explique-t-il, déterminé.

L’exil plutôt que la prison

L’Érythrée pratique la censure des médias la plus féroce au monde. Le pays occupe depuis huit ans la queue du classement de Reporters sans frontières, après la Corée du Nord. La répression est telle que même les journalistes travaillant pour les organes de presse étatiques vivent dans la peur constante d’être arrêté·e·s. Les journalistes sont nombreux à avoir préféré l’exil à la prison. Abraham est l’un d’entre eux.

Lors de ses études à l’Université d’Asmara, il travaillait comme journaliste indépendant pour différents journaux privés, jusqu’à ce qu’ils soient interdits sur ordre du président. «A l’époque, bien que les médias étaient limités, nous pouvions relativement librement exprimer nos idées, nous n’étions pas gouvernés par la terreur. En 2001, tout a basculé.» Le 18 septembre de cette année, quinze hauts responsables du gouvernement sont arrêtés pour avoir dénoncé la dérive dictatoriale du président. Les journaux qui ont publié leur opinion sont fermés. «Mon pays a soudainement plongé dans les ténèbres, l’armée était partout. Les détentions arbitraires sont devenues la norme, les prisonniers étaient maintenus en détention sans procès ni inculpation pendant des années.» Selon les enquêtes d’Amnesty International, au moins 10 000 personnes sont actuellement détenues pour des motifs politiques dans 360 centres de détention. D’après les Nations unies, 5000 individus quittent le pays chaque mois.

«Les détentions arbitraires sont devenues la norme, les prisonniers étaient maintenus en détention sans procès ni inculpation pendant des années» - Abraham t. Zere

Perpétuel évadé

Abraham T. Zere est l’évadé d’un État devenu prison. Depuis qu’il s’est réfugié aux États-Unis, l’écriture est devenue son unique rempart contre la propagande du parti unique. Pourtant, Abraham ne s’est pas toujours opposé au régime. À Asmara, il a même travaillé pour Haddas Ertra, le journal du gouvernement et pour Hidri Magazine, l’organe de presse du Front populaire pour la démocratie et la justice, le parti du président. «Un jour, Ali Abdu, le ministre de l’Information, a fait publier un article stipulant que mes écrits faisaient du tort à la société érythréenne. Vous imaginez, tout article publié par l’organe du parti était pourtant, par définition, inoffensif. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un avertissement et j’ai donné ma démission.» Depuis ce jour d’avril 2009, le journaliste ne s’est plus jamais senti en sécurité. En 2009, il voit, terrorisé, ses amis se faire arrêter un par un et cherche par tous les moyens à quitter le pays. «Je me rappelle ce profond sentiment de culpabilité de les avoir abandonnés, comme si j’étais complice de leur arrestation.»

Sa maison, une adresse email

Après plusieurs tentatives, Abraham obtient enfin, début 2012, un visa de sortie du pays, grâce à une bourse d’études d’une université sud-africaine. Il rejoint ensuite les États-Unis. À 35 ans, il prépare actuellement un doctorat en arts médiatiques à l’Université de l’Ohio. L’angoisse et l’attente ont creusé des sillons sur son visage et semé sur son crâne quelques cheveux blancs. Sur son blog, il se présente comme un « passionné de littérature, de café et de bière ». Chasser la nostalgie, elle revient au triple galop. «Après avoir changé tant de fois d’adresses, le concept de maison se résume aujourd’hui pour moi à mon adresse email», raconte-t-il dans un article sur l’exil.

«Après avoir changé tant de fois d’adresses, le concept de maison se résume aujourd’hui pour moi à mon adresse email »

C’est en octobre 2015 qu’il fonde avec d’autres compatriotes journalistes PEN Eritrea. Le travail est bénévole, les moyens rudimentaires. «Si nous ne parlons pas des journalistes érythréens emprisonnés, personne ne le fera. Si nous restons silencieux, ils seront oubliés», explique-t-il, l’air grave. Les auteurs sont prolifiques, l’organisation est contactée de façon hebdomadaire par différents médias et ONG. «Presque aucune information ne sort du pays. Nous essayons de combler le fossé entre la communauté internationale et l’un des pays les plus fermés au monde. Nous vérifions les informations par le biais de sources crédibles que nous avons dans le pays.» Le journaliste communique avec ses proches et ses sources d’information en Érythrée par téléphone ou par Facebook. Il utilise un système de langage codé pour traiter des sujets sensibles.

Wikileaks érythréen

Si le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) recense 23 reporters emprisonnés en Érythrée, Abraham T. Zere affirme qu’il y en aurait en réalité 71. «La plupart sont incarcérés depuis quinze ans, n’ont jamais eu droit à un procès, n’ont pas de contact avec leur famille. Ils ont littéralement disparu !» Selon des documents confidentiels du régime diffusé par un blogueur anonyme via la page Facebook SACTISM, sur 35 journalistes et politicien·ne·s arrêté·e·s en 2001, seuls quinze étaient encore en vie en janvier 2016. Des informations qui démentent les dires du ministre des Affaires étrangères Osman Saleh, qui affirmait en juin 2016 sur les ondes de Radio France Internationale que tous et toutes étaient vivants. «Pour moi, SACTISM est la source la plus crédible jusqu’à maintenant », affirme Abraham d’une voix posée. Des notes officielles divulguant des informations sur les traitements subis par les détenus dans la célèbre prison secrète d’Eiraeiro au nord d’Asmara ont également été publiées, certaines mentionnant les dates de décès des détenus. Qu’en est-il des amis d’Abraham ? «Je n’ai aucun espoir pour eux», glisse-t-il dans un soupir. «Si certains sont encore vivants, les conditions de détention sont tellement difficiles qu’ils ne feront pas long feu.»

«La plupart des journalistes incarcérés n’ont jamais eu droit à un procès, n’ont pas de contact avec leur famille. Ils ont littéralement disparu !»

L’espoir de ce pays progressivement vidé de ses habitant·e·s est-il donc définitivement enterré ? En l’absence de toute opposition en Érythrée, les révélations du lanceur d’alerte érythréen sont un petit tremblement de terre. Ce blogueur, qui se fait appeler Samuel, est le premier à quelque peu secouer le statu quo en livrant au grand jour certains secrets du régime. Sa page Facebook est désormais suivie par plus de 21 000 personnes. «Pour moi, c’est lui le véritable héros. Je pense qu’il s’agit d’un ancien fonctionnaire qui occupait une fonction clé au sein du gouvernement. Même s’il est aujourd’hui en exil, il semble avoir encore accès à de nombreuses informations dans le pays. Parmi les opposants, il est le seul à mettre à mal le long règne de secrets du régime. Sa contribution est immense !», conclut Abraham T. Zere, une étincelle dans le regard.