Les onze femmes dont Manon Schick nous parle sont toutes des militantes des droits humains qui œuvrent dans des pays du Sud. Elle nous raconte des anecdotes qui disent leur personnalité et révèlent ce qui dans ces femmes l’a touchée, parfois jusqu’aux larmes. Elle s’y dévoile à travers elles. À la fois concis et dense, chaque texte restitue aussi les enjeux fondamentaux des droits humains et les crises qui secouent les pays de ses protagonistes.
> Malgré des contextes très difficiles, les femmes dont vous faites le portrait ont toutes la conviction que leur combat en vaut la peine.
< Oui. Pourtant, après les avoir retrouvées, je me disais parfois que s’engager pour les droits des femmes est un travail qui n’a aucun impact : les choses ne s’améliorent jamais. Mais petit à petit, en recueillant leur récit, je me suis rendue compte des avancées. Ces femmes n’ont pas réussi à transformer complètement la situation dans leur pays, mais elles ont changé des vies. C’est extrêmement important. Elles ont amélioré la situation d’autres femmes et des communautés qu’elles ont soutenues. Elles ont parfois même réussi à obtenir des changements de lois. En les retrouvant, j’ai été contente de voir que leur engagement et leur flamme demeuraient intacts.
Ces femmes n’ont pas réussi à transformer complètement la situation dans leur pays, mais elles ont changé des vies.
> Vous abordez la question de la différence culturelle et religieuse invoquées par certains milieux pour rejeter les droits humains. Est-il possible de défendre l’universalisme des droits humains en toutes circonstances ?
< L’avocate iranienne Leila Alikarami se base à la fois sur les valeurs universelles que sont les droits humains et sur la religion pour revendiquer des droits égaux pour les femmes. Selon elle, ce n’est pas du tout incompatible. Là où il y a contradiction, c’est dans la façon dont les gouvernements utilisent les religions pour justifier l’oppression, que ce soit celle des femmes, mais aussi celle de minorités ethniques et d’opposants politiques. Mais ce n’est que très rarement qu’un élément appelle à discriminer les femmes dans les religions. Par ailleurs, les textes religieux ont été écrits il y a des siècles, à une période où les femmes subissaient effectivement des discriminations claires et massives dans toutes les religions. En faisant une interprétation moderne des religions, les femmes peuvent aujourd’hui montrer que celles-ci sont compatibles avec les droits humains, et même y recourir pour lutter contre la répression par leur gouvernement.
> Certaines protagonistes de votre livre soulignent que leur lutte existe indépendamment d’un féminisme occidental.
< Il existe une attitude maternaliste de la part des femmes occidentales, selon laquelle leurs consœurs du Sud ne pourraient s’émanciper sans leurs lumières. Or les Afghanes ou les Iraniennes nous le rappellent avec ferveur : personne n’a attendu les femmes occidentales pour se soulever. Les Iraniennes se battent, par exemple, depuis bien avant la révolution iranienne, qui a représenté un retour en arrière massif pour leurs droits. Elles ne nous ont pas attendues pour demander l’égalité. Les femmes du Sud ont besoin de notre aide pour faire évoluer les situations extrêmement complexes de leur pays, mais pas pour leur ouvrir les yeux.
Les femmes du Sud n'ont pas besoin de nous pour leur ouvrir les yeux
> Les médias sociaux ont engendré de profondes mutations sur le terrain des droits humains.
< On le constate notamment avec le portrait de Nareen Shammo, cette Irakienne de confession yézidie, une religion extrêmement minoritaire en Irak. Lorsque le territoire où elle vivait a été conquis par le groupe autoproclamé État islamique, les hommes de sa communauté ont été massacrés et les femmes réduites en esclavage sexuel. Grâce aux téléphones portables cachés dans leurs affaires, elle a pu entrer en contact avec les femmes captives du groupe armé. Elle leur a redonné courage et indiqué des pistes pour les aider à s’échapper en fonction de leur localisation. De cette façon et en négociant des rançons avec les ravisseurs, elle a réussi à faire libérer plusieurs centaines de femmes. Les réseaux sociaux ont bouleversé les méthodes de travail. C’est vrai du côté des gens qui défendent les droits humains, comme du côté du ceux qui les agressent. D’ailleurs, l’EI a très bien compris comment utiliser ces outils de communication pour enrôler des jeunes et les radicaliser.
> La Cour pénale internationale rencontre beaucoup de critiques, pourtant c’est souvent le seul moyen de mettre un terme à l’impunité.
< Oui. Justine Masika Bihamba, qui se bat au Congo où la justice est payante et corrompue, me le signalait avec force. En graissant la patte de gardiens ou de dignitaires militaires, des hommes coupables de viols ont été libérés très rapidement. Parmi les femmes que Justine soutenait et qui ont été victimes de viols de guerre, 1600 ont porté plainte. Leur procédure, longue et coûteuse, n’a abouti qu’à 200 condamnations. Et au final, il n’y a qu’une poignée d’hommes qui ont été condamnés et purgent une peine en prison. Du coup, la justice internationale représente souvent le seul espoir pour ces femmes.
> Certaines de vos héroïnes doivent adopter des précautions extraordinaires en raison de la cause qu’elles défendent.
< Oui, l’Ougandaise Kasha Jacqueline Nagabasera, par exemple, a choisi de rester en Ouganda alors que son nom et sa photo apparaissaient dans des journaux sur une liste de noms de personnes homosexuelles, assortis de l’invective «Pendez-les!». Il s’agissait de personnes très connues dans la communauté gay ; l’un d’entre eux a ensuite été assassiné. Mais Kasha a décidé de continuer le combat dans son pays, malgré les énormes risques encourus. Pour garder la vie sauve, elle prend de très grandes précautions : dormir dans des endroits différents, changer de bureau. Elle évite aussi les visites aux membres de sa famille, eux aussi surveillés, parfois simplement par le voisinage. Il y a un tel discours de haine contre les homosexuels dans de nombreux pays d’Afrique qu’une personne peut très bien être dénoncée et tuée par son voisin.
Je voulais mettre en scène des femmes qui, même dans des circonstances dramatiques, ont choisi de ne pas abandonner.
> Ce que vous avez voulu faire ressortir de vos textes est qu’il vaut toujours mieux se battre pour une cause avec acharnement que de se résigner ?
< Absolument. Je n’ai pas parlé des femmes qui ont baissé les bras à un moment donné, parce que la répression était trop forte ou l’impact sur leur vie trop négatif. On leur doit également le respect. Je voulais mettre en scène des femmes qui, même dans des circonstances dramatiques, ont choisi de ne pas abandonner. Dans notre pays, toute une série de libertés sont respectées, on ne prend pas de grands risques à s’exprimer, à signer une pétition, à manifester notre solidarité, à écrire des lettres à des gens qui sont en prison ou à des gouvernements. Mais on le fait trop peu. Les femmes dont j’ai fait le portrait nous disent : «Utilisons notre liberté pour défendre les droits humains en Suisse et pour des personnes qui prennent d’immenses risques ailleurs dans le monde !».
Mes héroïnes, des femmes qui s’engagent, Manon Schick, 2017, Éditions Favre, 132 p.