Ça m’a motivée à mieux faire mes devoirs, de savoir que d’après elle j’étais presque d’ici. Je dis bien d’après elle, parce que les autres, ils s’arrêtent aux papiers, et des papiers, je n’en ai pas, pas les bons en tout cas. Ma répétitrice, l’autre jour, elle m’a dit que si je voulais, elle m’amènerait skier dans une petite station française, pas loin. C’est gentil mais, des fois, c’est moi qui lui apprends la vie, ma vie en tout cas : comme si je pouvais traverser les frontières, avec mes papiers pas en règle. Si c’était le cas, je pourrais aussi avoir un vrai chez-moi, par exemple, avec mes parents dedans. J’explique, mais en vitesse, car je n’arrête pas de raconter mon histoire et c’est fatigant à la longue, surtout que les gens, ils ne savent pas trop quoi dire, à la fin.
Je suis née en Suisse, alors que mes parents venaient de fuir notre pays. Ensuite, vers mes 3 ans, nous sommes repartis, parce que mon pays allait mieux, selon les autorités suisses.
Mon père était heureux d’y croire. Pressé de retrouver sa patrie. On a tenu quatre ans. Mes parents se sont rendu compte que ces histoires de pays redressé, libre et démocratique étaient de fausses promesses. Lorsqu’ils me prenaient dans leurs bras, je sentais leur peur, une odeur froide et acide qui me contaminait moi aussi. Ils ont à nouveau organisé notre départ. On ne pouvait pas fuir tous ensemble, c’était trop louche. J’ai été intégrée dans une équipe de patineuses artistiques qui partaient pour l’Autriche, à l’occasion des Jeux olympiques de la jeunesse. Tu parles, je n’ai jamais fait de patin à glace. Heureusement, ils n’y ont vu que du feu. Je me suis fondue dans la masse, me cachant un peu au milieu des autres qui étaient très occupées à se préparer psychologiquement à la compétition. Moi, je n’ai pas eu le temps de me préparer, je ne comprenais pas grand-chose, l’angoisse me brouillait l’esprit. Je me contentais de prier pour retrouver au moins une partie de ma famille. J’aurais dû être plus ambitieuse dans ma prière, demander à tous les revoir, pas seulement une partie. Bref, j’ai demandé une partie et j’ai été exaucée. Ma tante et mon cousin ont pu quitter le pays en avion et atterrir en France. Moi, en Autriche, j’ai été mise dans un bus par quelqu’un que papa avait payé, je ne sais pas comment. Je suis arrivée à Lyon où par miracle j’ai retrouvé ma tante et le petit. Ensuite, on a rejoint Genève. J’ai oublié ce bout de voyage parce que ma tante a repris les choses en main et j’ai enfin pu dormir sur mes deux oreilles.
Je ne me souvenais pas vraiment de la Suisse mais il y avait quelque chose dans l’air qui m’était agréable, familier.
Je suis bien, ici. Même si mes parents me manquent. Je n’ai pas de photo. J’en avais sur un téléphone qui m’a accompagnée quelque temps, mais il s’est éteint avant que je ne puisse avoir un ordinateur pour transférer les images. Mon psy dit que je peux dessiner mes parents, ça remplace un peu les photos. Il me parle comme si j’étais encore une enfant. Je préfère voir mes copines, ça me console mieux. Et travailler. Être bonne à l’école pour que mes parents soient fiers, quand ils arriveront. Ma tante dit qu’ils sont restés au pays pour travailler. Comme si le travail empêchait un téléphone ou un Skype de temps en temps. Je la crois pourtant. C’est moins douloureux. Je vais de l’avant. Je fais taire mes doutes et ma tristesse. Quand les souvenirs me font piquer les yeux, je détourne mon attention en créant d’autres images dans ma tête.
Quand les souvenirs me font piquer les yeux, je détourne mon attention en créant d’autres images dans ma tête.
Le visage de ma tante, par exemple. Heureusement qu’elle est encore jeune, car on lui donne beaucoup de travail. Elle nous aime très fort mon cousin et moi, parfois je m’en veux de ne pas le lui rendre suffisamment. Elle ne parle pas français mais elle fait tout ce qu’elle peut pour que l’on soit propres, polis et bien nourris. Ce n’est pas si facile parce qu’aux Tattes, le foyer où l’on vit, on doit partager la salle de bains et la cuisine avec nos voisins de palier. Sans compter ceux du dessus ou du dessous qui s’incrustent quand c’est occupé à leur étage. J’ai l’habitude, mais quand j’y pense, j’adorerais avoir notre propre salle de bains. Être vraiment Suisse, quoi. Il y a encore du boulot, malgré ce que veut croire ma répétitrice. Si j’étais à ma place ici, je n’aurais ni psychologue, ni logopédiste, ni répétitrice, ni classe d’accueil. Les Suisses que je connaîtrais ne seraient pas uniquement bénévoles ou travailleurs sociaux.
Au cycle, il y a une nouvelle qui vient d’ailleurs. Orbe, dans le canton de Vaud. On fait les mathématiques ensemble. Pour les maths, je suis dans la classe normale. J’aide la nouvelle parce qu’elle n’est pas très bonne. Grâce à moi, elle a déjà progressé. Elle dit euh ! tout le temps. Euh ! mais merci. Euh ! mais arrête. Euh ! mais j’comprends rien. Elle me fait rire avec son accent. Moi, je mâche mes mots, il paraît, je n’articule pas; elle, je crois que c’est le contraire. Elle m’a dit euh ! mais j’ai trop de chance d’être tombée sur toi, je pensais que tous les Genevois, ils étaient froids. Je ris de joie. J’aime bien rire, malgré tout.
* Mélanie Chappuis est écrivaine et journaliste. Son dernier roman, Un thé avec mes chères fantômes, est paru en août 2016, aux Editions Encre Fraîche. En janvier 2017, elle publie ses monologues Femmes amoureuses, disponibles sur le site de l’auteur : www.melaniechappuis.com.