© Ambroise Héritier
© Ambroise Héritier

MAGAZINE AMNESTY Écrivain·e·s suisses Je veux que la douleur me perde

Par Pierre Crevoisier* - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 88, Mars 2017
On m’attache au dossier d’un banc d’écolier. Des fils électriques sont liés à mes seins et à mon sexe. Brutalement, un homme tire mes cheveux et me pose un bâillon sur la bouche. Un autre m’asperge d’eau. Il dit «le courant passera mieux». L’autre m’envoie une première décharge électrique. Une brûlure atroce me saisit le corps tout entier. Le bâillon étouffe mes hurlements. Les décharges se succèdent. La douleur est intolérable.

Je résiste un moment, mais l’intensité est telle que je fais un geste, tente d’articuler un mot, fais mine de parler. Je demande l’apaisement, pour que cela cesse immédiatement. Je sais, ma volonté s’y oppose, mais le mal est insondable. Je dois gagner du temps. Une haleine forte crache une question et je ne réponds pas. Et les décharges reprennent, avec plus d’intensité et de rage encore. J’entends: « Je la ferai parler, cette salope. » Je hurle, je pleure, je me pisse dessus.

J’aimerais disparaître, me fondre dans la terre, ne pas mourir, disparaître. Je veux que la douleur me perde…

L’homme a pris mon nez en tirant violemment ma tête en arrière. Quelqu’un parle, mais je ne perçois plus rien, le corps secoué par le courant électrique. J’aimerais disparaître, me fondre dans la terre, ne pas mourir, disparaître. Je veux que la douleur me perde…

***

Je suspends l’écriture. Je compte, une, deux, trois secondes avant que les images et la dureté des mots ne s’estompent quelque peu. Je ferme les yeux, les ouvre à nouveau, jette un coup d’œil par la fenêtre. Mes poumons respirent la lumière, le froid, l’hiver, les flocons cotonneux, leur mouvement dans l’air, cette danse légère, une hésitation, comme une résistance ultime avant de tomber sur le sol et se fondre, disparaître, de flocon devenu neige, d’unité passée dans un tout, étendue blanche et uniforme. Au-delà, je perçois les montagnes endormies.

Quel contraste entre ce que je vis et écris à l’instant. Je me dis que j’invente, que rien de tout cela n’est réel, que je n’écris qu’une histoire, celle d’une femme algérienne qui n’existe qu’à l’intérieur de mes mots. Les douleurs elles-mêmes sont fiction. Elles ne sont là que pour rendre crédible mon récit. Cette femme pourrait s’échapper de mon imagination de démiurge et vivre sa vie. Or, il suffit que je lâche une bribe pour qu’elle tombe, entraînée par son propre poids, comme une pierre en pesanteur, rebondissant contre les murs, jusqu’à toucher le sol et je ressens la chute, la déchirure, les os brisés, l’épiderme arraché par une main en colère.

***

Ils sont revenus le soir. Trois hommes en uniforme. De jeunes hommes. Les deux premiers m’ont tenue alors que le dernier me déshabillait violemment. Ils m’ont attachée sur le banc, ce banc où, avant la guerre, des enfants étaient assis, le corps plié en avant, par-dessus le dossier, la face écrasée contre le siège, les bras liés aux angles et les jambes pendantes à l’arrière. Et ils m’ont prise ainsi, chacun leur tour, plusieurs fois. À chaque coup de boutoir, je sentais la pointe de leur ceinturon me déchirer la peau. Je me concentrais sur cette douleur-là pour oublier la mort.

À chaque coup de boutoir, je sentais la pointe de leur ceinturon me déchirer la peau. Je me concentrais sur cette douleur-là pour oublier la mort.

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L’ombre d’un chat me surprend au moment où ses pattes se posent à la surface de mon bureau. Il a cette élégance propre aux félins, ce geste que l’on aimerait pouvoir imiter sans y parvenir, cette courbe douce du sol à la hauteur, l’élan pris sans effort avant le vol et la réception aérienne. L’animal se faufile et se couche à même le clavier. Une série de caractères identiques s’affiche et dévore rapidement la moitié de l’écran, long fil continu de lettres ’’k’’ en fil indienne, comme pour prolonger, conjurer la mort, le dernier mot que je venais d’écrire avant l’intervention impromptue du chat. Il se fout d’interrompre mon travail et ronronne à la première caresse.

Je repense à mon histoire. Elle débute dans une prison française, en Algérie. L’époque est suggérée, la fin des années cinquante, ou début soixante. Le récit raconte l’emprisonnement d’une femme dont on ne sait rien, ni qui elle est, ni pourquoi elle est là. L’écriture ne dit que ce qu’elle ressent, l’odeur des murs, les rumeurs perçues, les cris des suppliciés, les autres lointains, la violence subie. Mais comment écrire ce que je ne peux vivre moi-même ? N’y a-t-il pas usurpation à vouloir entrer dans la peau d’une femme et évoquer sa douleur infinie ? C’est possible, et pourtant, je le fais. Est-ce parce que j’ai le sentiment, lorsque j’écris, de respirer l’autre et le monde d’un même souffle ? Dis comme ça, le ton peut paraître un peu mystique, mais c’est ainsi que je vis le temps de l’écriture, cette intimité entre les mots, le réel et l’imaginaire. Je pourrais être ce chat étendu sur mon clavier, l’oiseau qu’il chasse en rêve, les ailes de l’oiseau lui-même, la graine qu’il enfouit pour l’hiver, la terre en sommeil, la neige à sa surface, le froid et la peau en chair de poule. Là, je suis une femme violée entre les pierres d’une prison.

***

J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures et les heures, des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter.[1]

***

Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. 

Dans la mémoire des archives, il y a les mots réels, les témoignages et les récits de celles et ceux qui ont vécu la torture. Ils sont rares. Les femmes surtout parlent à demi-mot, avec une pudeur retenue, comme si elles ne pouvaient parler de l’enfer sans qu’il ne les mutile encore. Elles racontent les blessures des autres, les corps meurtris, la voisine de cellule que des soldats ramènent en lambeau en refermant leur braguette, mais c’est d’elles-mêmes qu’elles parlent à distance. J’ai lu leur parole, le témoignage de Louisette Ighilahriz, Un été en enfer de H.G. Esmeralda, les mémoires de Zohra Drif, La Question d’Henri Alleg. D’autres encore avant d’inventer mes mots, de m’aventurer dans l’indicible.

Le chat s’est relevé de la chaleur du clavier. Il gratte à la fenêtre. La banalité de cette image d’un chat vivant sa vie de chat me rassure.

J’hésite à poursuivre. Je le sais pourtant. Cette femme que mon écriture torture est semblable à mille femmes que l’histoire a oubliées. Pas mon histoire, la grande. Et entre les murs gris d’une prison, à l’instant précis où j’écris, cette heure où, derrière ma fenêtre, dans la chaleur de ma maison, je vois l’hiver et les montagnes blanches, l’impensable se produit toujours.

J’entrouvre la fenêtre pour laisser passer l’animal. Un vent froid s’engouffre comme un frisson.

* Pierre Crevoisier vient de publier un nouveau roman qui débute précisément dans une prison française, au moment de la guerre d’Algérie. Le pas de l’éléphant, Editions Slatkine, 2017.

[1] Témoignage de Louisette Ighilahriz, par Florence Beaugé, dans Le Monde, 20 juin 2000.