Des images comme celles des victimes des attaques chimiques de Khan Cheikhoun ont provoqué une onde de choc dans la population mondiale et poussé le président Trump à bombarder une base aérienne de l’armée syrienne : des cadavres d’enfants enchevêtrés, sans blessures apparentes, mort·e·s dans d’atroces souffrances sous l’effet d’une probable attaque chimique par l’armée syrienne. Bien que de nombreux indices viennent conforter cette hypothèse, qui semble logique, elle n’a pas été prouvée. Dans les journaux et à la télévision, journalistes, politicien·ne·s et expert·e·s plus ou moins autoproclamé·e·s y vont chacun·e de leurs suppositions, accusations et explications. Or seul un reporter du quotidien britannique The Guardian a pu se rendre dans la ville de Khan Cheikhoun, où a eu lieu le crime. Aucune délégation de l’ONU n’a fait le déplacement, ni aucun observateur ou observatrice indépendant·e. Dans ces conditions, un compte rendu crédible est pratiquement impossible. De simples témoins oculaires doivent faire office de sources. Mais ces personnes peuvent être contesté·e·s et leurs versions des faits mises en doute, car elles ne sont pas indépendant·e·s.
Il y a longtemps que les journalistes internationaux ne prennent plus le risque de se rendre en Syrie pour recueillir des témoignages directs, alors que leur présence sur place est indispensable pour tenter de faire la lumière sur le conflit. Seul·e·s quelques journalistes trié·e·s sur le volet reçoivent un visa du régime syrien. Tous leurs déplacements sont étroitement surveillés. Les frontières turques et irakiennes sont hermétiquement closes. La province d’Idlib est aux mains des islamistes proches d’Al-Qaïda, et l’organisation État islamique (EI) domine encore plusieurs régions. De plus, le risque d’enlèvement est énorme. La réalité syrienne disparaît ainsi dans les brouillards de la guerre.
Il y a longtemps que les journalistes internationaux ne prennent plus le risque de se rendre en Syrie pour recueillir des témoignages directs, alors que leur présence sur place est indispensable pour tenter de faire la lumière sur le conflit.
Un champ de mines moral
Durant quatre ans, j’ai été l’un des rares journalistes à me rendre en Syrie et à en rapporter des comptes rendus de première main. Mon dernier voyage, dans la province d’Alep, date du printemps 2016. En tant que reporter, j’ai toujours essayé de ne parler que de ce que j’avais moi-même vécu. La principale difficulté était de distinguer les faits réels de la propagande, tout en veillant à préserver la dignité des personnes dont je racontais l’histoire, les vivant·e·s comme les mort·e·s. On a vite fait de franchir la frontière entre l’information critique et la recherche du sensationnel, ou de tomber dans le piège de la propagande.
La question de la dignité est vraiment cruciale. Dans les régions en guerre, je me suis constamment retrouvé face à des dilemmes moraux. Quand dois-je filmer, et quand dois-je renoncer à prendre des images ? Mon ami le photographe Andy Spyra dit : «La morale a toujours un temps de retard. Ce qui est décisif dans de tels moments, c’est l’intuition, le caractère, l’empathie.» Et pourtant, il y a toujours des situations où notre système de valeurs ne nous est plus d’aucun secours.
Cela m’est arrivé. Un jour à Alep, dans une chambre qui servait de morgue, j’ai filmé un jeune garçon qui pleurait sans bruit à côté de son père mort. Les larmes coulaient de son visage et se mêlaient au sang qui maculait le cadavre. J’ai filmé la scène pendant plusieurs minutes ; sans paroles, sans émotions, sans empathie. Puis le garçon s’est retourné, m’a regardé dans les yeux et a quitté la pièce. J’ai ressenti de la honte. Aujourd’hui encore, je pense souvent à cette scène et je m’en veux de ne pas avoir laissé quelques minutes ce garçon seul dire adieu à son père.
Sur place, j’agis fréquemment en suivant un réflexe. Parfois tout à fait intentionnellement. Si on veut provoquer une réaction, il faut produire des images qui dérangent.
La dignité est donc la première victime de la guerre, avant la vérité. La vérité est une notion élastique.
Risque d’autocensure
Bien sûr, il faut témoigner de la mort et de la souffrance. Nous n’avons pas le droit de refuser certaines images. Par exemple, les images abominables, inhumaines, des victimes des attaques au gaz. Il s’agit là d’un crime de guerre, et nous avons besoin de preuves ; mais notre métier n’est pas de trouver les coupables et de les mettre face à leurs responsabilités, d’autres s’en chargeront. Il y a les clichés qui montrent les ravages des barils d’explosifs. Les clichés des populations yézidies chassées de chez elles dans la panique, mourant de soif dans des montagnes sans eau. Nous préférerions fermer les yeux devant ces images. Et pourtant, elles nous transmettent un message. Elles nous secouent, nous informent, nous délivrent un témoignage, nous mettent face à la réalité.
Il y a toujours des situations où notre système de valeurs ne nous est plus d’aucun secours.
En tant que reporter confronté à l’effroyable misère des régions en guerre, les mort·e·s, les cadavres mutilés font partie de mon quotidien. Et pourtant, je suis constamment en proie à l’autocensure. Combien d’images terribles a-t-on le droit ou le devoir d’imposer au public ? C’est une étroite frontière. Je suis d’avis que certaines atrocités doivent être montrées. C’est la réalité de la guerre.
Je me dis que sans images, il n’y a pas de preuves, rien qui attestera de ce qui s’est passé, une fois la paix revenue. Je refuse de perdre ce qui me reste de naïveté. Souvent, les mots ne suffisent pas à dire la réalité. Sans images, c’est comme si la guerre n’avait pas lieu, elle ne pénètre pas dans la conscience de l’opinion – ou alors, très très tard.
En 2012 déjà, de nombreux journalistes couvrant depuis longtemps la Syrie ont alerté sur la catastrophe humanitaire qui s’annonçait avec les réfugié·e·s. Ils ont été ignorés.
Une révolte hypocrite
Les réactions d’horreur que suscitent les enfants de Khan Cheikhoun sont évidemment hypocrites. Cela fait six ans que des enfants meurent en Syrie des manières les plus cruelles qui soient. Chacune des parties du conflit est responsable de meurtres de masse perpétrés au quotidien. En 2012 déjà, de nombreux journalistes couvrant depuis longtemps la Syrie ont alerté sur la catastrophe humanitaire qui s’annonçait avec les réfugié·e·s. Ils ont été ignorés. Fin 2012, nous avons mis en garde contre les groupes de rebelles radicalisés et l’infiltration de djihadistes internationaux. Personne n’a voulu nous entendre. Même pas lorsque des dizaines de journalistes internationaux ont été enlevé·e·s par les islamistes. Ce n’est que lorsque l’EI a fait son entrée sur la scène du conflit en 2013 et a conquis en un éclair de larges portions des territoires syriens et irakiens que le public s’est demandé d’où venaient ces guerriers habillés de noir aux visages masqués. Les journalistes parlent depuis le début de l’année 2013 des barils d’explosifs qui tuent des dizaines de milliers de personnes. Presque personne ne leur a prêté attention.
Le journalisme n’est pas un processus à sens unique. D’un côté, il y a ceux qui enquêtent, filtrent, mettent en lumière. De l’autre, ceux qui reçoivent, s’informent, cherchent à comprendre. En Syrie, ce processus ne peut actuellement plus fonctionner.
Les ombres du Levant
Dans son nouvel ouvrage, Carsten Stormer raconte son travail de reporter en Syrie, au Liban et en Irak. Il s’attache tout particulièrement à rendre compte de l’engagement et de la solidarité de la population civile. Carsten Stormer : Die Schatten des Morgenlandes. Die Gewalt im Nahen Osten und warum wir uns einmischen müssen. Bastei-Lübbe, Cologne, 2017, 304 p.