Ce matin du 9 février dernier, en plein centre-ville du Caire, Aida Seif El-Dawla est la première responsable à arriver devant les locaux de son ONG, El Nadeem, le centre pour la réhabilitation des victimes de violence et de torture, à deux pas de la bouillonnante rue Ramsès. Elle ne peut que constater la présence de la police qui bloque l’entrée. Sa première réaction : protéger le concierge de l’immeuble, un ghelban, un homme pauvre qui n’a rien demandé et n’a rien à voir avec tout ça, et empêcher son arrestation. Les locaux sont scellés. L’ordre de la fermeture est venu du Ministère de la Santé et du district d’Azbakeya de la ville du Caire. Les autorités motiveront leur décision par le fait qu’El Nadeem ne respecterait pas les conditions de son agrément.
Le régime a gagné. Il a réussi à fermer la dernière voix contestataire, la dernière organisation à oser dénoncer publiquement sa dérive autoritaire et à publier des rapports sur la torture en Égypte. À plusieurs reprises, les autorités avaient déjà tenté de faire taire cet îlot de liberté par le biais de menaces, d’inspections éclair, de vexations et de filatures du personnel. Sans parler des pressions envers les victimes qui osaient se rendre dans ce havre de paix qui leur offrait des soins médicaux, une représentation, l’enregistrement de leurs témoignages, une assistance pour les femmes violentées et un service téléphonique d’urgence 24 h sur 24. Un travail titanesque reconnu par la société civile, les chancelleries occidentales et les ONG internationales.
Lorsque nous nous y étions rendus, nous avions pu constater l’assurance et la sérénité qui se dégageaient d’Aida Seif El-Dawla. Cette psychiatre au visage rond et aux yeux vifs offrait à chacun un sourire accueillant, apaisant, surveillant d’un œil alerte la salle qui se remplissait de femmes avec leurs enfants, d’hommes seuls. Des habitués, des nouveaux venus. Malgré le harcèlement des autorités, l’interdiction de quitter le territoire, la mise sur écoute, Aida refusait d’avoir peur. «Depuis le printemps égyptien, rien ne m’impressionne. Je ressens surtout de la tristesse pour l’état actuel du pays. Pas de liberté, pas de démocratie, une situation économique et sociale désastreuse... »
La bête noire du régime
La psychiatre, militante acharnée des droits humains, est devenue la bête noire des régimes qui se sont succédé… de Hosni Moubarak à Abdel Fattah al-Sissi. Six ans après la chute du régime de Moubarak, le pays étouffe sous un nouveau régime encore plus répressif. «Le pouvoir d’al-Sissi réprime les organisations de la société civile. Depuis qu’il est devenu président, l’ex-chef de l’armée dirige le pays d’une main de fer. Plusieurs chefs des Frères musulmans sont en prison, des opposants et des militants des droits humains sont interdits de sortie du pays. Le gouvernement accuse également les ONG d’être à la solde des puissances étrangères. Mais malgré les vexations, nous allons continuer à dénoncer les dérives de cette dictature militaire qui a transformé le rêve démocratique égyptien en cauchemar.» Aujourd’hui, El Nadeem continue son combat avec des conseils via une permanence téléphonique et des réunions publiques. «On n’a pas de bureaux, mais désormais nous sommes partout. Nous sommes mobiles», affirme Aida Seif El-Dawla.
«Le pouvoir d’al-Sissi réprime les organisations de la société civile. Depuis qu’il est devenu président, l’ex-chef de l’armée dirige le pays d’une main de fer.» - Aida Seif El-Dawla
«Avec notre documentation et nos rapports sur les cas de torture et de disparitions, on gêne les militaires », poursuit cette femme courage, qui n’a jamais quitté son pays aux 82 millions d’habitant·e·s. Une Égypte devenue une caserne militaire à ciel ouvert. Le prolongement de l’état d’urgence et de l’application de la loi antiterroriste pèse lourd sur la parole libre. La société civile vit dans la peur d’une police devenue le bras armé du régime. Les histoires recueillies par la directrice du centre brossent un tableau apocalyptique ; celle de Khaled Meselhi dont le corps inerte, au visage défiguré, a été ramené dans un cercueil à sa famille. Celle d’Ahmed, emprisonné à la prison de Tora, qui dit avoir été torturé par l’officier Khaled Abdel Moneim al-Demerdash, qui l’a forcé à boire une eau mélangée à de l’huile, du produit de lessive et du tabac. Celle du camp de sécurité d’al-Chalal, à Aswan, connu pour sa chambre de torture. Nasser Mohamed, Mazen Mohamed, Atef Farag ont témoigné avoir été frappés, électrocutés, abusés sexuellement. La liste est longue : El Nadeem a documenté plus de 700 cas de torture et de disparitions pour la seule année 2016.
Décès en détention
La presse égyptienne a elle aussi constaté l’augmentation des décès en détention et du nombre de détenu·e·s depuis le putsch militaire contre le président élu Mohamed Morsi, survenu en juillet 2013 : fin 2015, on dénombrait 42 000 arrestations liées à la répression des Frères musulmans. Les disparitions sont devenues un des instruments de la terreur. Toute personne qui se risque à contester la politique d’al-Sissi est accusée de terrorisme. Aida ne peut que constater les ravages faits à la dignité humaine. «La torture est utilisée pour arracher des aveux et des témoignages, mais aussi, tout simplement, pour humilier les victimes, des gens ordinaires, souvent des pauvres. La situation, dénonce-t-elle, s’est encore dégradée par rapport au régime de Moubarak. Avec les militaires, il n’y a pas de dialogue possible. Tu ouvres ta bouche, tu disparais. Le plus dur à admettre, c’est qu’on ne peut pas compter sur la justice de ce pays.»
«La torture est utilisée pour arracher des aveux et des témoignages, mais aussi, tout simplement, pour humilier les victimes, des gens ordinaires, souvent des pauvres.» - Aida Seif El-Dawla
Le Printemps arabe est loin. «Quel beau projet que la révolution, quel beau rêve démocratique... Quel gâchis ! Aujourd’hui, la peur a gagné les Égyptiens. Ils ont tous un policier/un mouchard dans la tête.» La révolte étouffée, brimée, qui continue de bouillonner à l’intérieur en amène certains à la folie. Comme Hicham. Un jeune de 22 ans, un poète, qui a participé au mouvement de la place Tahrir, lorsque la rue faisait vaciller le pouvoir. Hicham ne parle plus avec personne, ne fréquente plus les cafés du centre-ville, a fermé son compte Facebook. «Depuis 2015, chaque vendredi, je manifeste dans ma tête. Je descends à pied la rue Mustapha Mahmoud jusqu’à la place Tahrir. Je scande dans ma tête les chants de la révolution. Je me rappelle les nuits passés à batailler avec la police. Les blessés, les morts, la peur, la victoire de la rue, les graffitis, la joie, la liberté...» Hicham garde l’espoir qu’un beau jour, le peuple se lèvera comme un seul homme pour chasser à nouveau la dictature. «La révolution n’est pas morte, elle couve à nouveau…», lance-t-il avant de se fondre dans la foule.
«Tout ce que nous espérions, c’était du changement, une nouvelle Égypte citoyenne, souffle Aida. Un peu de démocratie, beaucoup de justice, un peu de vie ordinaire...» Sa voix s’éteint, elle soupire longuement. Elle n’a plus envie de poursuivre notre entretien. «À quoi bon parler...»
Lutter contre la torture
Née en 1954 dans une famille très active politiquement, Aida Seif El-Dawla a connu le militantisme à l’université dans les années 1970. Un engagement qui va d’abord l’amener à fonder, en 1984, le New Woman Research Center, afin de lutter contre les mutilations génitales féminines et les violences faites aux femmes. Près de dix ans plus tard, avec deux autres psychiatres, Suzanne Fayed et Abdallah Mansour, elle crée l’ONG El Nadeem. Le but : apporter un soutien thérapeutique aux victimes des tortures. L’ONG va rapidement grandir jusqu’à compter plusieurs employé·e·s : médecins, psychologues, personnel administratif et avocat·e·s. Aida Seif El-Dawla et son équipe se battent aujourd’hui pour rouvrir les portes de leur ONG antitorture, fermée en février 2017 sur ordre des autorités.