Hani Abbas parle avec son crayon. Au propre comme au figuré. Son éternelle casquette vissée sur la tête, il sort un crayon de papier jaune de sa poche et se met à tracer des lignes imaginaires sur la table en bois. Il reconstitue en quelques traits les quartiers du sud de Damas : Goutha, Al-Kadam, Yarmouk. «C’est en 2012 que j’ai fait les meilleurs dessins de ma vie, sous les bombes», explique-t-il en faisant défiler sa page Facebook sur laquelle il publie toutes ses œuvres. «Chaque dessin me rappelle un souvenir très précis, la disparition de proches ou la surprise d’être encore en vie après les violentes explosions.» Son autoportrait doté d’une cible lance un pied de nez au régime. Un couteau, une fourchette et une flaque de sang pour tout repas illustrent les effets du siège militaire sur son quartier. Les traits de crayon laissent entrevoir un homme déchiré entre l’accablement et la tentation un peu folle de l’espoir.
«C’est en 2012 que j’ai fait les meilleurs dessins de ma vie, sous les bombes.»
Réfugié de naissance
Hani est né à Yarmouk, un camp de réfugié·e·s établi en 1957 à huit kilomètres du centre de Damas afin d’accueillir les Palestinien·ne·s déplacé·e·s par la création de l’État d’Israël. Avant la révolution, Yarmouk ressemblait à un quartier résidentiel syrien normal, avec ses écoles, ses hôpitaux, ses magasins. Il abritait jusqu’à un demi-million de personnes. Aujourd’hui, la Ligue palestinienne pour les droits humains estime que seules 3000 à 5000 personnes survivraient dans Yarmouk après avoir subi les assauts du régime et du groupe armé État islamique. Autant qu’il se souvienne, Hani a toujours dessiné. Il a fait ses études à Damas où il est devenu enseignant. «Quand on est réfugié, il faut toujours en faire un peu plus que les autres», explique le quadragénaire dont la guerre a usé le visage prématurément. «J’enseignais le matin et dessinais l’après-midi, j’étais heureux», lâche-t-il, nostalgique.
Le parfum de la révolution
En mars 2011, Hani jouit d’une jolie renommée, avec de multiples expositions à son actif et des dessins publiés dans de nombreux médias en Syrie et au Moyen-Orient, notamment Al Jazeera. Dès les premiers jours de protestation, il met son talent au service de la révolution. L’artiste traverse les checkpoints de la ville une carte mémoire cachée dans sa chaussure, pour transmettre ses dessins à différents projets médiatiques révolutionnaires. «À l’époque, l’espoir nous galvanisait, nous pensions que le régime tomberait en quelques mois. La première fois que je suis allé manifester contre le régime, je me sentais fort et puissant, j’étais prêt à tout. Lorsque je suis rentré, ma femme m’a dit de me débarrasser de ma chemise. Les manifestants étaient photographiés et le régime pouvait utiliser ce détail pour m’arrêter. Mais j’ai gardé cette chemise comme un trophée. Je l’ai encore aujourd’hui.»
«En 2011, l’espoir nous galvanisait, nous pensions que le régime tomberait en quelques mois.»
Alors que le pays s’enfonce dans la guerre civile, Hani est forcé de renoncer à l’enseignement, son domicile se trouvant dans la zone de l’Armée syrienne libre et l’école dans une zone contrôlée par le régime. Face à l’oppression, ce militant dessine encore et encore. «Les personnes les plus menaçantes pour les autorités ne sont pas celles qui prennent les armes, mais les leaders d’opinion, les journalistes, les médecins ou les dessinateurs. J’étais en haut de la liste de leurs ennemis.» En 2012, il publie sur sa page Facebook, suivie par des dizaines de milliers de personnes, la caricature d’un soldat qui se penche pour humer le parfum d’une fleur rouge, symbole de la révolution. C’est un clin d’œil aux défections qui se multiplient au sein de l’armée de Bachar, mais c’est aussi le dessin de trop. Les autorités saisissent son compte en banque et font fermer sa page Facebook, son principal canal de diffusion.
Le 22 août 2012, un ami journaliste avec qui il collaborait étroitement est violemment assassiné. Hani craque. «La mort était devenue normale, les cadavres jonchaient les rues, les bombes se multipliaient. Mes amis m’ont dit : ‘‘ Si tu veux continuer à transmettre nos messages, il faut que tu partes ’’.» Le dessinateur marque une pause. Ses grands yeux verts s’emplissent de larmes, il s’excuse, sort prendre l’air. Après avoir roulé méthodiquement une cigarette, il reprend son récit d’une voix décidée : «Fin 2012, nous avons donc pris le risque de quitter Damas juste avant que notre quartier soit complètement assiégé.»
Un ange sur la plateforme numérique
Il faudra plus de deux mois à Hani, sa femme et leur fils de quatre ans pour rejoindre le Liban où ils s’installeront dans le camp palestinien de Beddawi. «Je voulais refaire ma vie, mais en tant que réfugié syrien, j’avais très peu de droits. Je ne pouvais pas ouvrir de compte en banque, donc il était difficile de me faire rémunérer pour mon travail.» Mais un ange tout droit sorti de Facebook, Roberta Ventura, membre de l’association Cartooning for Peace (dessinateurs pour la paix), s’intéresse à son travail, et l’invite par le biais de la plateforme numérique à exposer son travail à Genève. «Je n’avais pas l’intention de demander l’asile en Suisse, je pensais plutôt me rendre en Norvège, mais mes hôtes m’ont encouragé à le faire.» En sept mois, le dessinateur se voit attribuer le statut de réfugié et parvient à faire venir sa femme et son fils. Dès son arrivée en terres helvétiques, le dessinateur de presse Patrick Chappatte le prend sous son aile. Il l’aide à se faire connaître en Suisse et ses dessins sont rapidement publiés dans La Liberté et L’Hebdo. En 2014, il se voit décerner le prix international du dessinateur de presse. «Ce prix m’a apporté de la force et une légitimité. Les vainqueurs de la guerre racontent l’Histoire, mais nous, nous racontons les histoires, celles des gens, afin que les morts ne se résument pas à des chiffres !»
«Dans tous mes rêves je suis en Syrie. Parfois, je ne me rappelle plus comment je suis arrivé en Suisse ; j’ai l’impression d’y avoir été projeté soudainement.»
La Syrie en rêves
Si Hani n’a plus à craindre les bombes et si sa femme a mis au monde un deuxième petit garçon en Suisse, il est constamment hanté par celles et ceux qui n’ont pas eu sa chance. «Dans tous mes rêves je suis en Syrie. Parfois, je ne me rappelle plus comment je suis arrivé en Suisse ; j’ai l’impression d’y avoir été projeté soudainement.» Il contribue comme il peut à aider les réfugié·e·s syrien·ne·s par le biais de l’organisation Cartooning for Peace. Il reverse également une partie des bénéfices des ventes de ses dessins à l’organisation d’assistance médicale UOSSM, qui fournit une aide humanitaire aux Syrien·ne·s victimes de la guerre. «Parfois, je me dis qu’il faudrait essayer de penser un peu moins à la Syrie, de continuer ma vie, mais c’est impossible, je ne peux pas !», lance-t-il dans un cri.
Pour résister au chaos et à l’horreur, Hani Abbas entretient une arme imparable : l’humour. Le dessin d’une prothèse de jambe, d’une prothèse de bras et d’une prothèse de cerveau en atteste. Après avoir travaillé sur une série d’œuvres en béton, il crée à présent des personnages à partir de découpages de plans de Google Maps. La politique, la guerre et les nouvelles technologies sont omniprésentes dans ses œuvres. «Il y a deux jours, j’ai commencé à travailler sur un film d’animation avec mon frère. Nous sommes des rêveurs. Nous rêvons de pouvoir changer le monde avec notre crayon, mais en réalité, ce sont les bombes et les tanks qui changent le monde… L’espoir, c’est tout ce qu’il nous reste !»