> Amnesty : Une photo a-t-elle vraiment le pouvoir de changer les choses ?
< Bülent Kiliç : La plupart du temps, mes photos n’ont aucun impact, mais il suffit d’un cliché, d’un moment pour changer l’histoire. C’est impossible à planifier, ça arrive par surprise ! Alors que des Syriens fuyaient la bataille entre les forces kurdes et l’État islamique à Kobané, ils se sont retrouvés piégés à la frontière turque. J’ai pris des photos de femmes, d’enfants et de vieillards bloqués face aux barbelés. Mes photos ont ensuite été publiées un peu partout. Le gouvernement turc a fini par ouvrir la frontière aux réfugiés grâce à ces images.
> Vous racontez l’histoire de personnes qui, sans votre travail, seraient certainement oubliées...
< Les personnes que je photographie se fichent bien de faire la une des journaux. La seule chose dont elles se préoccupent c’est de trouver un endroit sûr, de la nourriture et de l’eau pour leurs enfants. Elles se fichent bien de mon travail, elles ont besoin d’une aide directe. Ma mission est d’être avec ces gens, d’être en quelque sorte le témoin de l’histoire. Après plusieurs années, je réalise l’importance des photos que j’ai prises. Lorsque nous sommes dans l’urgence du moment, nous cherchons à ne pas nous faire abattre, nous cherchons le bon emplacement, le bon cadrage. C’est seulement avec le recul que nous réalisons que nous contribuons à écrire l’histoire.
> Vous documentez le conflit syrien depuis six ans, la machine de propagande marche à plein régime… La photographie peut-elle encore être un moyen de récolter des preuves ?
< La propagande est très forte du côté syrien, du côté russe et même du côté de l’opposition. Aujourd’hui, n’importe qui peut prendre une photo avec son téléphone portable, la mettre sur les réseaux sociaux et la manipuler. Je crois pourtant que les photographes sérieux peuvent encore apporter des preuves. En fait, je pense que l’existence de «sales informations» renforce la crédibilité des journalistes professionnels. J'estime que les photos truquées qui accompagnent la propagande renforcent la légitimité des agences comme Reuters, AFP, AP ou de la BBC, même si personne n’est à l’abri de la propagande.
> Ne vous est-il jamais arrivé d’être pris involontairement dans un mécanisme de propagande ?
< Bien sûr. Mes photos sont parfois réutilisées comme outils de propagande. Est-il vraiment possible d’avoir une idée claire de l’ensemble de la situation ? Que s’est-il passé en Irak ? Qu’est-il vraiment en train de se passer en Syrie ? Tout a commencé par une révolution pacifique et tout d’un coup, les combattants djihadistes infiltrent l’opposition. Je vais au front, je prends mes photos et ces photos se retrouvent partout, notamment aux États-Unis. Il y a évidemment un autre côté de l’histoire, d’autres photos. Mais souvent les médias occidentaux ne veulent pas le voir, ils veulent un point de vue particulier et seulement celui-là.
> Vos photos sont-elles utilisées pour raconter des choses qui ne sont pas celles auxquelles vous avez assisté ?
< Je reproche surtout aux médias occidentaux de ne rapporter qu’une partie de la situation. Durant le conflit syrien, j’ai documenté ce qui se passait du côté de l’opposition. Bien sûr, le gouvernement a tué des milliers de personnes dans les rues, c’était horrible. Évidemment, l’autre camp a commis des crimes. Pourtant, la plupart des gens, moi y compris, n’en ont pas eu connaissance. Et tout à coup, la guerre a pris une tournure à laquelle nous n’étions pas préparés…
> Est-il désormais obligatoire de choisir un camp lorsqu’on couvre un conflit en tant que journaliste ?
< Ça dépend de la situation. En Ukraine, j’ai pu aller dans les deux camps. En Syrie, c’est impossible ; si une personne a été dans le camp de l’opposition, elle est bannie du côté du régime.
> Est-il encore possible d’exercer votre métier en Turquie à la suite du coup d’État manqué du 15 juillet dernier ?
< Ça devient de plus en plus difficile, mais je n’ai pas peur. Si j’étais emprisonné, la chose la plus dure pour moi serait de regarder les informations à la télévision et de ne pas être en mesure de prendre des photos. Je vais dans les zones de conflits, en Irak, en Syrie et je fais juste mon boulot, je prends des photos. Parfois ça m’attire des ennuis, mais c’est ma mission.
> La situation est-elle plus facile pour vous qui travaillez pour une agence internationale que pour vos confrères des médias turcs ?
< Oui, bien sûr, l’AFP ne me censure pas. Ça fait une grande différence, mais je travaille dans la même rue que mes collègues. Nous avons actuellement de sérieux problèmes en Turquie, mais ça n’a pas commencé par la tentative de coup d’État. La liberté de la presse n’est jamais arrivée en Turquie. Bien sûr, l’une des premières mesures après le putsch manqué a été de s’attaquer à la presse. Depuis, plus de 125 journalistes sont en prison, certains d’entre eux sont mes amis, mais je suis sûr qu’ils sortiront. Ça ne peut pas continuer comme ça. Je n’ai jamais été très optimiste mais ces derniers jours, j’ai de l’espoir. Je crois que la situation va changer, un gouvernement ne peut pas perdurer sans liberté ni démocratie et pour y accéder, la liberté de la presse est une nécessité !
> Quelle photo représente le mieux votre travail ?
< C’est très difficile de faire un choix. Il y a cette photo que j’ai prise cette année à Mossoul, la photo d’un petit garçon qui fuit la ligne de front et regarde vers le ciel. L’émotion que dégage cette photo me touche particulièrement.