> AMNESTY : Quelles sont les origines du conflit syrien ?
< François Burgat : Il est né dans le prolongement direct des premiers printemps tunisien et égyptien. Mais il a évolué très différemment. D’abord parce que, à Damas, le pouvoir a opté avec un certain succès pour une stratégie de division ethnique et confessionnelle du front de ses opposants. Ensuite parce que le conflit s’est internationalisé beaucoup plus rapidement, mais surtout parce que cette internationalisation s’est très vite révélée être tout à fait dissymétrique. Les soutiens du régime, Iran et monde chiite d’abord, Russie ensuite, se sont avérés particulièrement déterminés. Mais les soutiens arabes ou occidentaux de l’opposition, divisés dans leur stratégie et, pour des raisons diverses, manquant cruellement de détermination, se sont progressivement réduits. Ils ont ainsi laissé s’affirmer la franche supériorité militaire du régime, et lui permettre de conserver tout au long de la crise une essentielle étape d’avance sur son opposition.
> La responsabilité du régime syrien dans l’écrasement de l’opposition, au départ pacifique, est implacable.
< Oui, bien sûr. La stratégie du régime a consisté à concentrer sa riposte sur la majorité démographique, c’est-à-dire les sunnites. Par un usage très sélectif d’une violence répressive (tirs à balles réelles, mais aussi tortures et viols, etc.) totalement disproportionnée avec le registre de leurs actions, il les a d’abord poussés à la militarisation. Pour couper cette opposition de son environnement international, il s’est ensuite employé à la discréditer en mettant en avant l’existence d’une frange radicale – le Front Al-Nosra, puis l’organisation Daech. Le régime a pourtant largement encouragé le développement de Daech, tout en s’interdisant très longtemps de le combattre.
«La stratégie du régime et de son allié russe a non seulement consisté à encourager la montée en visibilité des groupes radicaux. Il s’est en parallèle concentré sur la répression des groupes les moins radicaux !»
> Certains groupes armés, notamment l’Armée syrienne libre, représentaient une rébellion modérée.
< Absolument. La stratégie du régime et de son allié russe a non seulement consisté à encourager la montée en visibilité des groupes radicaux. Il s’est en parallèle concentré sur la répression des groupes les moins radicaux ! Ils étaient les plus dangereux à ses yeux, puisqu’ils étaient porteurs d’une alternative à son pouvoir, acceptable par les interlocuteurs arabes ou occidentaux de la Syrie.
> Comment expliquer que ces groupes armés, qui ont obtenu une légitimité au sein de la population à mesure que la répression du régime s’accentuait, n’aient pas été davantage soutenus ?
< Avant l’entrée en scène complètement inattendue de Donald Trump, dont il est jusqu’à ce jour difficile d’anticiper l’exacte portée, son prédécesseur Obama, conscient voire traumatisé par les contre-performances interventionnistes de ses prédécesseurs en Irak ou ailleurs, a voulu se désengager à n’importe quel prix du Proche-Orient. Il est passé d’un interventionnisme extrême en Irak à une passivité quasi absolue en Syrie. L’autre raison est ailleurs. Aux yeux des Occidentaux en général, des Français en particulier, les groupes armés de l’opposition républicaine syrienne ont très vite souffert d’une sorte de déficit de laïcité. L’attitude ambiguë, hésitante, contradictoire des amis occidentaux de la Syrie a tenu en dernière instance à leur incapacité à percevoir rationnellement ces forces uniformément qualifiées d’islamistes qui sortent régulièrement des urnes arabes.
> Quels ont été les tournants du conflit, tout d’abord au niveau des acteurs régionaux ?
< À l’intérieur, ce sont les méthodes employées dès mars 2011 par les autorités syriennes pour réprimer les provocations de quelques écoliers de Deraa (torture et humiliation de leurs parents), que l’on peut considérer comme l’étincelle qui a allumé le brasier national de la protestation populaire. Une semaine plus tard, aux quatre coins de la Syrie, les manifestants répondaient à Bouthaina Chaabane, la conseillère du président qui tentait de les apaiser en leur proposant des augmentations de salaire : «Bouthaina, le peuple n’a pas faim», manière de dire qu’ils ne réclamaient que justice et dignité. Alors que les voisins qatari et saoudien hésitaient encore à s’engager auprès de l’opposition, les médias du pouvoir se sont immédiatement efforcés d’accréditer la présence de militants infiltrés libanais, saoudiens et yéménites parfaitement imaginaires. Et très vite, Iran et Russie, France, Arabie saoudite et Qatar ont choisi leurs camps respectifs.
> Quelles ont été les étapes clés lorsque le conflit est devenu international ?
< Le premier grand tournant de la crise est la victoire militaire du régime à Qussayr, en août 2013, grâce à l’entrée en guerre décisive de plusieurs milliers de combattants du Hezbollah libanais. Quelques mois plus tard, le second tournant est venu du refus anglo-américain de sanctionner l’usage par le régime d’armes chimiques contre la population de la plaine de la Ghouta, voisine de Damas. Ce lâchage a généré un durcissement de la rébellion armée, où les conseils de modération des Occidentaux ont alors perdu toute crédibilité. Le troisième moment fort, essentiel dans cette dynamique de durcissement, a été le choix de la coalition conduite par les États-Unis d’entrer en guerre en septembre 2014 contre Daech et seulement contre Daech. Cette nouvelle volte-face, annulant toute pression militaire sur le régime, lui a donné, ainsi qu’à ses alliés, une sorte de «permis de tuer» . Cette stratégie a paradoxalement alimenté de façon considérable le nombre des victimes et le flux de ces réfugiés que la coalition prétendait vouloir endiguer. Dans ce contexte, les principaux soutiens de l’opposition, les Turcs et les Occidentaux, en sont ainsi venus à se focaliser très égoïstement sur leur ennemi principal. Pour les Turcs ce sera les irrédentistes Kurdes. Pour les Occidentaux ce sera les djihadistes. Les victimes ont indiscutablement été tous les autres révolutionnaires, c’est-à-dire une écrasante majorité d’entre eux.
> La présence accrue sur le terrain de la Russie a été décisive.
< Sous le prétexte, qui se révélera vite fallacieux, d’une lutte consensuelle contre l’État islamique, la fin de l’année 2015 a vu la montée en puissance de l’intervention de la Russie. Après l’effondrement d’Alep en décembre 2016, la crise est aujourd’hui dans une phase très incertaine. Elle est marquée d’une part par le rapprochement entre Moscou et Ankara autour d’une stratégie qui demeure en partie méconnue. Elle passe également par l’accentuation de l’effort américain contre Daech, combattu désormais par des troupes au sol. Mais la posture de Washington s’est compliquée avec son intervention armée contre une base militaire syrienne suite à l’attaque chimique de Damas contre Khan Cheikhoun.
«La crise syrienne est aujourd’hui une crise du monde en Syrie.»
> L’écrasement de la rébellion qui porte un projet de révolution nationaliste et modérée est patent.
< Oui, pour l’heure, la marginalisation militaire de la rébellion considérée comme acceptable par la communauté internationale reste la principale dynamique militaire. Les groupes qui résistent le plus efficacement sont désormais l’ex-Front Al-Nosra d’une part, et l’État islamique de l’autre, tous deux ciblés à la fois par le régime et ses alliés et par la large coalition conduite par les États-Unis.
> La communauté internationale : un vain mot dans le règlement de ce conflit ?
< La crise syrienne est aujourd’hui une crise du monde en Syrie. Et ce monde en crise montre un visage d’impuissance, d’égoïsme, de repli ethnique et culturel (pas seulement des musulmans) et de parfaite inhumanité.
* François Burgat est politologue et directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Codirecteur de l’ouvrage «Pas de printemps pour la Syrie», La Découverte, 2013, et auteur de «Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste 1973-2016», La Découverte, 2016.