Aussi, quel plaisir d’entendre cet hiver à Lausanne Ahmet Nesin dépeindre avec une douce dérision le dernier d’une série de coups d’État en Turquie depuis les années 1960. Quel bonheur d’avoir contribué, pendant la période de l’Avent, aux lectures en faveur d’Aslı Erdoğan, qui dilate si poétiquement les frontières du réel pour narrer l’absurde de la guerre que se livrent les hommes de son pays. Et quelle joie d’avoir eu à ma table l’année dernière le journaliste et représentant de Reporters sans frontières (RSF) en Turquie Erol Önderoglu, de l’entendre parler de Goldorak, des équipes de foot de nos pays respectifs – que décidément je ne connaîtrai jamais – ou de la répression de la liberté d’expression avec mes deux jeunes enfants. « Erol risque d’aller en prison parce qu’il critique le président », me disent-ils encore. Oui. Il a été arrêté puis relâché en attente de son procès et risque la prison ! Tout comme Ahmet Nesin, réfugié en France voisine, s’il remet les pieds dans son pays. Tout comme Aslı Erdoğan, qui ne peut quitter la Turquie et encourt la détention à perpétuité. Tout comme des centaines et des milliers d’autres écrivain·e·s, universitaires et journalistes, s’ils n’y croupissent pas déjà.
Depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, au moins 156 médias ont été fermés, 2500 journalistes et autres professionnel·le·s de ce secteur ont perdu leur travail.
Depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, au moins 156 médias ont été fermés, 2500 journalistes et autres professionnel·le·s de ce secteur ont perdu leur travail. Cela se produit dans le contexte d’une vaste répression exercée contre celles et ceux qui sont considéré·e·s comme opposé·e·s au gouvernement, au cours de laquelle 47 000 personnes ont été incarcérées et plus de 100 000 fonctionnaires limogé·e·s de façon sommaire. Plus de 120 journalistes ont été incarcéré·e·s, la plupart sont détenu·e·s depuis plusieurs mois sans inculpation ni jugement, ou font l’objet de poursuites basées sur des lois antiterroristes rédigées en termes vagues. Coupables d’avoir traité de manière factuelle la question kurde, coupables d’évoquer la corruption dans les sphères politiques, coupables d’avoir critiqué le président Erdoğan, son entourage, son référendum. Coupables et plus que jamais empêché·e·s de le faire. Les médias grand public sont désormais complètement contrôlés par le gouvernement. La Turquie a reculé derrière le Swaziland, le Belarus et la République démocratique du Congo dans le dernier classement de RSF sur la liberté de la presse.
Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que le président Erdoğan ait remporté ce référendum qui concentre l’exécutif entre ses mains, et biffe purement et simplement le poste de premier ministre, ouvrant la voie à un régime autocratique. Les essayistes et journalistes sont en première ligne de la défense de la liberté d’expression – du droit qu’a le public d’être informé dans la perspective de faire les choix adéquats pour le bon fonctionnement de la société. Sans journalistes et sans le débat public dont ils sont les garants, on ne peut que craindre les prochaines manœuvres du président et de ses partisans pour renforcer encore ses pouvoirs et museler toute forme d’opposition.