Au moins 46 prisonniers et prisonnières d’opinion ukrainien·ne·s croupissent dans les geôles russes, d’après le Ministère des affaires étrangères ukrainien. Le plus souvent isolés de leurs proches par des milliers de kilomètres, ils ne peuvent compter que sur un petit groupe d’avocat·e·s et d’ONG locales sous-financées. Ils constituent 1% du massif des 4606 citoyen·ne·s ukrainien·ne·s emprisonné·e·s aujourd’hui en Russie, selon les chiffres fournis par le Service fédéral pénitentiaire russe.
Détenu·e·s au secret
«Nous n’excluons pas que le nombre réel de prisonniers politiques soit supérieur, car un grand nombre de gens ont disparu dans l’est de l’Ukraine (à cause du conflit russo-ukrainien). L’existence de cas de prisonniers secrets est possible», estime Ilia Novikov, qui défend plusieurs prisonniers et prisonnières politiques ukrainien·ne·s.
Seul le cas du cinéaste Oleg Sentsov, 40 ans, affleure encore dans les médias, du fait de son statut d’artiste. Arrêté le 11 mai 2014 à Sébastopol où il militait contre l’annexion de la Crimée par la Russie, il a été torturé et menacé de viol, selon son avocat russe Dmitry Dinze. Sentsov purge une peine de 20 ans de prison dans une colonie pénitentiaire de la région de Iakoutsk, en Sibérie orientale, à 5600 kilomètres de sa famille. «Oleg est quelqu’un de très fort, mais il a des passages à vide à cause de l’isolement dans lequel il vit», déplore Maria Tomak, coordinatrice de l’ONG ukrainienne Initiative médiatique pour les droits humains.
Le cas le plus urgent aujourd’hui est celui de Stanislav Klykh, atteint de troubles psychologiques graves après avoir été torturé. Ce professeur d’histoire de l’académie de transport de Kiev a été arrêté le 8 août 2014 par les douaniers russes alors qu’il rendait visite à sa petite amie dans la ville d’Oriol, non loin de la frontière ukrainienne. Il a juste eu le temps de prévenir sa mère qu’il était arrêté, après quoi ses parents n’ont plus eu de ses nouvelles pendant dix mois. Selon son avocat Ilia Novikov, Klykh a été transféré en Ossétie du Nord, où il a été torturé pendant deux mois et demi avant le début de son procès, à Grozny. «Son corps portait une dizaine de cicatrices caractéristiques de traces de torture», explique Maria Tomak. Sa mère assure qu’il était parfaitement sain d’esprit avant son arrestation. «Nous soupçonnons l’usage de médicaments psychotropes sur Klykh, car il n’avait jamais eu de problèmes psychologiques auparavant. Les autorités russes refusent qu’une expertise indépendante soit menée», déplore Tomak. Stanislav Klykh purge sa peine dans la région de Tcheliabinsk (sud de l’Oural). «La prison a un effet très nocif sur sa santé physique et mentale», confie son avocat. «Il est devenu très maigre et son comportement est de plus en plus erratique.»
Farce judiciaire
Un tribunal de Grozny a condamné Stanislav Klykh à 20 ans de prison pour avoir combattu aux côtés des indépendantistes tchétchènes durant l’hiver 1994-1995. Les éléments apportés par la défense, prouvant qu’il se trouvait en Ukraine à cette période-là, ont été ignorés par la justice russe. Klykh et Nikolaï Karpiouk (condamné à 22 ans de prison sous le même chef d’accusation) assurent n’avoir jamais mis les pieds en Tchétchénie. Plusieurs ONG russes, dont Memorial, considèrent comme «fabriquée de toutes pièces» l’accusation contre les deux hommes. Leur procès est d’autant plus absurde qu’ils ont été jugés par une administration tchétchène sous la coupe du clan Kadyrov, qui, avant de se rallier au Kremlin, a combattu l’armée russe jusqu’en 1999. «Moscou tient à cette farce judiciaire, parce qu’elle sert à mouiller l’ancien premier ministre ukrainien Arseni Yatseniouk, visé par la même accusation fantaisiste», analyse Maria Tomak.
Ce même caractère politique motive les persécutions contre les Tatar·e·s de Crimée réfractaires à l’annexion russe. 29 seraient emprisonné·e·s pour leurs opinions, selon Kiev. Leur défense est compliquée par le fait que la Russie leur impose la nationalité russe et rejette ainsi toute assistance consulaire ukrainienne (Oleg Sentsov est dans le même cas). Ces détenu·e·s ne font donc pas partie du chiffre susmentionné des 4606 prisonniers et prisonnières ukrainien·ne·s : ils sont dilués dans la masse des 630 000 individus emprisonnés en Russie.
Torture en détention
L’un d’entre eux, Rouslan Zeitoullaev, a entamé une grève de la faim le 4 avril pour protester contre la persécution des Tatar·e·s de Crimée. Il exige la libération de ses camarades et que le consul ukrainien soit autorisé à lui rendre visite. Selon son avocat Emile Kurbedinov, Zeitoullaev avait déjà perdu six kilos, dix jours plus tard et se trouvait très affaibli. Déjà condamné à sept ans de prison pour son appartenance présumée à l’organisation terroriste Hizb-ut-Takhrir, il est jugé à nouveau par le tribunal militaire de Rostov, car le procureur réclame le doublement de sa peine. Kurbedinov note que son client n’a pas été activement torturé, mais ajoute qu’avant son procès, il a été placé dix jours dans une «cellule disciplinaire», une sorte de placard où le prisonnier est contraint de rester debout toute la journée sans pouvoir s’asseoir. «C’est une forme de torture», estime l’avocat.
Torture aussi pour le «saboteur» Evgen Panov, arrêté le 7 août 2016 alors qu’il passait en voiture le point de contrôle d’Armiansk, entre l’Ukraine et la Crimée. Selon son avocat Dmitri Dinze, Panov a été torturé, pendant les six jours qui ont suivi, à coups de tuyau sur la tête et suspendu à ses menottes. Il a été exhibé à la télévision d’État russe le 11 août avec des cicatrices très visibles sur le visage. Le parquet russe le soupçonne d’appartenir à un groupe de neuf saboteurs préparant des attentats en Crimée. Panov attend actuellement son procès en prison préventive.
Accusé·e·s de trafic de drogue
Les cas de Klykh, Karpiouk et Panov montrent que traverser la frontière russe, pour un·e citoyen·ne ukrainien·ne, expose à de gros risques. Au point que le gouvernement ukrainien le déconseille formellement. Les statistiques russes le confirment implicitement, avec une croissance exponentielle des emprisonnements sous un article plus prosaïque : celui du trafic de drogue. Depuis 2014, plus de 2000 Ukrainien·ne·s ont été condamné·e·s pour trafic de drogue par la justice russe, un chiffre qui a bondi de 60 % lorsque les relations entre les deux pays se sont dégradées. «Nous avons des raisons de penser qu’il existe un stratagème pour attirer des citoyens ukrainiens à travers des structures juridiques douteuses pour travailler en Russie», indique une note du Ministère des affaires étrangères ukrainien.
L’hameçon consiste en des petites annonces offrant des emplois de livreur en Russie. Une fois sur place, les victimes comprennent qu’elles livrent de la drogue. Les personnes qui refusent reçoivent des menaces. Elles sont fréquemment pincées par la police russe. Souvent pauvres, elles sont défendues par des avocats commis d’office coopérant de facto avec le parquet. Ce stratagème épouse les accusations de Viktor Ivanov, patron de la lutte antidrogue russe jusqu’en 2016. Selon lui, l’Ukraine, avec le concours des services secrets occidentaux, cherche délibérément à empoisonner la jeunesse russe avec des drogues synthétiques. «Personne ne dit que tous les Ukrainiens arrêtés pour trafic de drogue sont innocents», remarque Maria Tomak. «Il y a certainement parmi eux des criminels. Mais beaucoup sont piégés et victimes d’injustices.»
* Correspondant du journal Le Temps en Russie et en Ukraine.