Gabrielle Tan fait les cent pas dans les couloirs de l’hôpital de l’île de Chios. Toutes les infirmières sont occupées. Une mèche de cheveux blancs s’échappe d’une couverture grise sur un lit d’hôpital installé dans un courant d’air. Un soldat entre en trombe. Un homme attend sur un banc, le regard vide. Si l’austérité avait déjà affaibli le système de santé grec, l’arrivée de centaines de milliers de migrant·e·s le pousse vers le gouffre.
Une île devenue prison
Gabrielle slalome dans les méandres de l’administration grecque, les procédures du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et les services de santé locaux pour prendre soin de «ses filles». Depuis plus d’une année, cette Zurichoise prend sous son aile les femmes en procédure d’asile sur l’île de Chios, que le monde semble avoir oubliées. Située à sept kilomètres des côtes turques, l’île de Chios est une porte d’entrée importante vers l’Europe. Depuis janvier 2016, plus de 42 000 personnes sont arrivées sur la cinquième plus grande île de Grèce, qui compte 53 000 âmes. Suite à l’accord migratoire passé entre la Turquie et l’Union européenne le 20 mars 2016, Chios et d’autres îles de la mer Égée sont devenues des prisons à ciel ouvert. En vertu de cet accord, toute personne arrivant de manière irrégulière sur les îles grecques par la Turquie doit y être renvoyée, à moins que sa demande d’asile soit acceptée par la Grèce. En date du 14 mai, plus de 2000 réfugié·e·s vivaient dans des tentes, pour les plus chanceux pour des containers, exposé·e·s aux températures extrêmes dans deux camps surpeuplés, initialement prévus pour héberger 1300 personnes. Toutes et tous sont dans l’angoisse d’être arrêté·e·s et renvoyé·e·s vers la Turquie.
Aujourd’hui, Gabrielle accompagne Nastaran* pour un contrôle médical. Cette mère de quatre enfants a fui l’Afghanistan avec son mari violent, dont elle cherche désespérément à divorcer. Comme il s’en est pris à elle dans le camp, elle vit désormais dans un appartement pour échapper à son époux qui a menacé de l’attaquer avec de l’acide. Malgré les circonstances, cette cuisinière de profession esquisse un sourire lorsqu’elle passe la porte du centre pour femmes Athena, aménagé par Gabrielle dans un petit appartement à deux pas du camp de réfugié·e·s de Souda. L’Afghane est rapidement rejointe par un groupe de femmes syriennes. Le petit appartement, constitué de deux pièces, d’une cuisine et d’une salle de bains exiguë, a été repeint dans des teintes pastel. Quelques meubles ont été bricolés. Des plantes et une ribambelle de dessins et de messages en anglais et en arabe adoucissent le quotidien.
Ce matin, l’atmosphère est plutôt joyeuse. Une jeune Algérienne porte une robe sur laquelle il est inscrit Make today awesome (rend ce jour formidable). Un slogan qui sonne comme une promesse, dans un contexte où l’espoir peut basculer à tout moment. Jeanny, une bénévole de Zurich, les accueille par une accolade, en lançant des marhabah (salut en arabe). Les femmes troquent leurs chaussures contre des pantoufles en plastique. Certaines s’installent dans le petit salon pour se connecter au wifi, boire un café et se relaxer à l’abri des regards masculins. D’autres attendent de pouvoir enfin prendre une douche chaude.
«Le centre est le seul endroit où je vais lorsque je quitte ma tente. Je suis tellement fatiguée. Au moins, ici, je peux me reposer un peu.» - Oleya*
Insécurité dans les camps
Au-delà d’activités récréatives et de cours de langue, le centre apporte un soutien social et psychologique à ces femmes qui font souvent face à une grande détresse. Oleya* est arrivée à Chios le 25 mars. Vêtue d’une tunique et d’un hijab noir, elle porte le deuil de son mari et de l’un de ses fils, morts en Syrie. «Le centre est le seul endroit où je vais lorsque je quitte ma tente. Je suis tellement fatiguée. Au moins, ici, je peux me reposer un peu.» Dans les deux camps surpeuplés de Souda et de Vial, les femmes ne se sentent pas en sécurité. Les toilettes ne peuvent pas être fermées à clé, il n’y a pas d’eau chaude et les hommes utilisent constamment les installations réservées aux femmes. «C’est humiliant de devoir demander à son père ou à son frère de nous accompagner pour prendre une douche, ou pour aller aux toilettes», lance Amsa*, révoltée. La jeune femme de 20 ans, originaire d’Al Qamichli en Syrie, a dû arrêter ses études au début de la guerre. Arrivée sur l’île de Chios en septembre dernier, elle vient de se faire notifier le rejet de sa demande d’asile par les autorités grecques. L’incertitude a marqué son visage juvénile et la colère gronde en elle : «Nous avons fui notre maison pour échapper aux atrocités et nous nous retrouvons à survivre en Grèce privés de notre dignité. Ici, nous ne sommes pas traités comme des humains mais comme des numéros. C’est encore pire pour nous les femmes puisque nous devons être escortées sans arrêt.» Saliha*, une professeure d’anglais de Homs, est arrivée sur l’île de Chios avec sa mère et son frère en août dernier. «Lorsque nous sommes arrivés, on nous a dit que nous passerions au maximum 25 jours sur l’île, cela fait huit mois qu’on attend», raconte-t-elle. «Le plus gros problème dans les camps, c’est le manque d’hygiène, les rats et la difficulté d’accéder aux soins médicaux. Ils soignent tout avec de l’aspirine», explique Saliha sur un ton cynique. «Lorsque je suis arrivée ici, le centre Athena m’a vraiment permis de me reconstruire, c’est tout naturellement que je me suis mise à enseigner l’anglais aux femmes. Elles sont en quelque sorte devenues ma deuxième famille.»
«Nous avons fui notre maison pour échapper aux atrocités et nous nous retrouvons à survivre en Grèce privés de notre dignité.» - Amsa*
C’est en 2015 que Gabrielle, une ancienne avocate, alors professeure de piano, met sa vie entre parenthèses pour venir en aide aux migrant·e·s sur la route des Balkans. Elle crée une page Facebook intitulée Action from Switzerland qui est rapidement soutenue par des milliers de dons. Après avoir distribué des centaines de tentes, couvertures, sacs de couchage et sacs de nourriture en Hongrie et en Serbie, la jeune femme suit le flux migratoire jusqu’à Chios. Sur l’île, elle commence par accueillir les bateaux pneumatiques surpeuplés avec du thé chaud et des habits secs. Puis, avec l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, le nombre d’arrivées diminue drastiquement en mars 2016. Gabrielle cherche donc un autre moyen d’aider. «Dans les camps, les femmes me faisaient part de terribles incidents : un homme s’était introduit dans une tente pour empoigner une adolescente, des femmes se faisaient agresser dans les toilettes», se souvient-elle. «J’ai donc proposé à huit femmes que je connaissais bien de leur louer un lieu où elles pourraient enfin se sentir en sécurité, un lieu qu’elles pourraient considérer comme leur maison, à l’écart du camp.» Avec le bouche-à-oreille, le petit centre baptisé Athena, référence à la déesse grecque de la sagesse, rencontre rapidement une jolie popularité. Depuis son ouverture en juillet 2016, environ 4000 femmes et filles dès l’âge de 13 ans ont passé sa porte.
«Dans les camps, les femmes me faisaient part de terribles incidents : un homme s’était introduit dans une tente pour empoigner une adolescente, des femmes se faisaient agresser dans les toilettes.» - Gabrielle Tan
Un quotidien de violences
Après la guerre et les persécutions, les camps ne sont pas des endroits propices où se reconstruire. En novembre 2016, des groupes d’extrême droite ont lancé des pierres et des cocktails Molotov sur le camp de Souda ; plusieurs personnes ont été blessées et une femme enceinte de trois mois a perdu son bébé. De plus, de violentes bagarres éclatent fréquemment. Le 30 mars dernier, un Syrien de 29 ans s’est immolé par le feu dans l’enceinte du camp de Vial. Dans l’attente et l’incertitude, les femmes sont exposées à une multitude de violences : tentatives de viol, violences domestiques, traite d’êtres humains, agressions et intimidations. «Je tente d’identifier les cas les plus vulnérables pour leur venir en aide, notamment des mères seules, des mineurs non accompagnés, des femmes enceintes, des personnes handicapées», explique la fondatrice du centre pour femmes. «Nous nous occupons parfois des hommes. En ce moment, j’aide un père seul, sourd-muet et illettré. J’ai également assisté une jeune adolescente enceinte qui vient enfin d’être relogée dans un appartement. Je m’assure qu’ils ne se font pas avoir par le système, que leurs droits soient respectés. Il y a tant à faire.»
«Lorsque je suis arrivée ici, le centre Athena m’a vraiment permis de me reconstruire, c’est tout naturellement que je me suis mise à enseigner l’anglais aux femmes. Elles sont en quelque sorte devenues ma deuxième famille.» - Saliha *
À 19 heures, lors de la fermeture du centre Athena, Gabrielle raccompagne Nastaran dans le petit appartement loué par le HCR où son fils aîné, ses jumeaux et sa fille cadette l’attendent. La mère de famille chasse les larmes dans ses yeux. Gabrielle la réconforte : «Tu n’as besoin de personne, tu as la force de résoudre tes problèmes par toi-même. Tu as déjà surmonté tant d’épreuves.»
Refuge à Athènes
Après avoir travaillé durant de nombreux mois avec des femmes et des filles déplacées, Action from Switzerland a constaté que celles-ci restent exposées à un risque accru de pauvreté, de violence, d’exploitation et de traite humaine, même après avoir reçu l’asile en Grèce. Afin de réduire ce risque et de promouvoir une transition réussie, l’organisation prévoit d’étendre son travail, en ouvrant un autre centre à Athènes durant l’été 2017. Ce lieu à vocation éducative offrira également un refuge à 30 femmes.
www.actionfromswitzerland.ch
* Prénoms modifiés pour préserver l’anonymat des personnes.