Actes de vandalisme de l’EI après la prise de la ville de Tikrit en Iraq. De multiples facteurs, dont l’exclusion sociale, expliquent l’adhésion à une organisation qui s’enorgueillit de décapiter des hommes et des femmes. © Amnesty International
Actes de vandalisme de l’EI après la prise de la ville de Tikrit en Iraq. De multiples facteurs, dont l’exclusion sociale, expliquent l’adhésion à une organisation qui s’enorgueillit de décapiter des hommes et des femmes. © Amnesty International

MAGAZINE AMNESTY France La famille contre l’embrigadement

Propos recueillis par Aurélie Carton, journaliste à La Chronique, le magazine d'Amnesty France - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 90, Août 2017
Spécialiste des thérapies familiales, Serge Hefez tient une consultation pour les mineur·e·s radicalisé·e·s. Il décrypte les rouages qui conduisent à leur embrigadement par le groupe armé État islamique (EI), et propose des pistes pour y mettre fin.
> AMNESTY: Observez-vous des points communs chez les jeunes que vous recevez en consultation?

< © Michel Slomka Serge Hefez: Ce qui nous a surpris au début, c’est la variété des profils de ces mineurs, de leurs motivations, de leur relation avec la croyance. Nous recevons beaucoup de filles mais c’est un biais de recrutement. Les familles se mobilisent davantage autour des filles que des garçons, parce que leur conversion est plus visible. Une adolescente qui porte le niqab du jour au lendemain dans une famille athée, catholique, juive ou musulmane peu pratiquante, évidemment, ça interpelle. Pour les adolescents qui ont un passé un peu marginal, voire délinquant, les parents sont presque rassurés, dans un premier temps, de voir leur fils se ranger des voitures! Ils ne fument plus de shit, ne sortent plus avec les copains, font moins de bêtises. La famille commence à s’inquiéter quand le môme est déjà parti en Syrie ou sur le point de partir. Le seul vrai point commun de ceux que nous recevons est leur jeunesse, ce moment de l’adolescence qui questionne les choses de la vie avec exigence et intransigeance.

> Comment entrez-vous en contact avec ces jeunes «radicalisé·e·s»?

< Ce sont surtout des familles désemparées par le comportement de leur adolescent qui appellent le numéro vert mis en place par le gouvernement. Ensuite, la préfecture les met en contact avec notre service de pédopsychiatrie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Notre équipe utilise le levier familial pour faire venir ces jeunes qui ont entre 13 et 20 ans et ne sont pas poursuivis en justice. Comme pour d’autres problématiques d’adolescents (anorexie, tentative de suicide, toxicomanie…), nous utilisons la mobilisation familiale pour les faire adhérer à un dispositif de prise en charge. Il ne s’agit pas simplement des parents, mais des frères et sœurs, d’autres conjoints si c’est une famille recomposée, des grands-parents… Nous avons suivi environ 25 familles de jeunes radicalisés, sachant que «radicalisé» ne signifie pas «djihadisé». Simplement, il n’est pas toujours facile de faire la différence entre une conversion religieuse intégriste et une adhésion plus avancée à l’EI. C’est d’ailleurs ce qui nous est demandé : faire la part des choses entre ce qui relève de leur conscience personnelle et ce qui relève d’un vrai danger pour eux comme pour la société.

> Concernant les adolescentes, quelle est la spécificité de leur embrigadement?

< Chez beaucoup de jeunes filles radicalisées, on observe des antécédents d’abus sexuels. Ce n’est pas simplement caractéristique de ces filles qui se radicalisent. Parmi les adolescentes ayant des problèmes psychiatriques de troubles alimentaires, d’automutilations, de tentatives de suicide, etc., la proportion de celles qui ont subi des abus sexuels est importante. D’après mes observations cliniques, le port du voile présente des analogies avec le comportement anorexique qui touche aussi beaucoup de jeunes filles. On retrouve cette problématique de l’accès au corps sexué. J’ai été frappé de voir des adolescentes fétichiser le niqab au-delà du sens religieux qu’il revêt. Même quand elles étaient désembrigadées, il leur était difficile de se séparer de ce niqab qui constituait une enveloppe protectrice, leur permettant de mettre de côté la question du corps sexué, érotique, visible dans l’espace public. Je me souviens d’une fille portant le niqab qui me disait qu’à l’arrêt de bus, des garçons venaient la saluer et même demander sa main, alors qu’auparavant, habillée en jupe ou en jean, ils lui tenaient des propos salaces. Ce vêtement leur donne une autre vision d’elles-mêmes, un peu virginale. Par ailleurs, ces filles converties sont souvent en lien avec des rabatteurs qui leur présentent un fiancé réel ou imaginaire, en tout cas virtuel. Cet homme les inonde de messages, de SMS d’amour, en leur disant qu’elles sont belles, formidables, qu’ils vont les épouser, etc. Et leur estime de soi se trouve ainsi incroyablement stimulée.

Certain·e·s jeunes embrigadé·e·s veulent s’engager au service d’une cause transcendante, plus valorisante que la société, qu’ils trouvent très mercantile.

> Comment expliquer l’attirance des jeunes pour une organisation comme l’EI qui s’enorgueillit de décapiter des hommes et des femmes?

< De multiples facteurs s’agrègent les uns aux autres pour conduire à cette adhésion. Vous avez des jeunes exclus, de deuxième ou troisième génération d’immigration d’Afrique du Nord, qui ont le sentiment d’être dans des positions d’exclusion sociale extrême, et savent que leurs chances d’intégration sont bien moindres que celles des autres. Ils reprennent à leur compte la blessure post-coloniale, détestent la France et trouvent un idéal vengeur conjugué à une vision de l’islam conquérant, qui va restaurer leur narcissisme blessé. D’autres veulent s’engager au service d’une cause transcendante, plus valorisante que la société, qu’ils trouvent très mercantile. Et puis il y a les motifs plus personnels, des jeunes un peu perdus, en quête de sens, d’appartenance. Et nous observons que cet embrigadement relationnel est beaucoup plus important que l’embrigadement idéologique.

> Comment expliquez-vous la force de cet embrigadement relationnel?

< Beaucoup de jeunes que l’on reçoit connaissent déjà des mécanismes d’emprise au sein de leur famille. Il peut s’agir d’une rupture orageuse entre les parents où l’ado est pris dans un conflit de loyauté incessant dont il ne peut pas sortir. Ou des parents traumatisés par un deuil qui captent inconsciemment l’enfant et ne peuvent le laisser s’autonomiser ni se développer harmonieusement. Cette question de l’emprise figure au premier plan dans leur radicalisation, comme lorsque les jeunes s’engagent dans une secte. Pour s’arracher à une appartenance familiale trop contraignante et trop forte, l’adolescent semble adhérer à une autre appartenance, qui lui est familière, tout en lui permettant de se séparer de sa famille. Je pense à une jeune fille, embrigadée, la seule d’un réseau qui a pu échapper à la prison. Avec l’Aide sociale à l’enfance (ASE), nous avons réussi à lui trouver une structure loin de Paris, en Ardèche, où elle pouvait poursuivre sa scolarité. Au bout d’un an, elle continue à venir à Paris pour la prise en charge familiale mais elle est critique à l’égard de son embrigadement idéologique. En revanche, son attachement au groupe est tellement fort qu’elle ne supporte pas l’idée que ses copines soient en prison et pas elle. Cette culpabilité l’empêche de s’en sortir. Il est plus difficile de détricoter les liens relationnels que le lien idéologique. D’autant que l’État islamique en difficulté ne s’adresse plus tout à fait aux mêmes jeunes, son attrait idéologique est amoindri.

> D’où vient la défiance généralisée des radicalisé·e·s, une sorte de paranoïa, alors qu’au contraire ces jeunes accordent une foi aveugle aux théories complotistes ?

< L’un va avec l’autre. C’est la méfiance qui amène aux théories du complot et c’est le fait d’adhérer à une vision complotiste qui permet de sortir de la méfiance. Le discours d’embrigadement djihadiste a réponse à tout, notamment aux diverses interrogations que le jeune peut avoir sur les maux de la planète. Si vous cliquez «danger de l’huile de palme» sur Internet à propos du Nutella, en trois clics vous arrivez à l’État islamique. Ainsi, à partir d’une préoccupation écologique, on arrive aux multinationales cherchant à empoisonner la planète, à abuser des gens, puis au conflit américano-judéo-maçonnique cherchant à gouverner le monde… On est dans cette vision totalisante des méchants contre les gentils, de la lutte des justes contre les pervertis : la voie royale vers la pureté de cet islam salafiste. Le jeune doit alors se méfier de tout le monde, y compris de sa famille qui reste, selon lui, aveugle à la vérité du monde. Ce sont des paliers vite franchis pour un adolescent en situation d’angoisse et d’interrogations personnelles.

Le discours d’embrigadement djihadiste a réponse à tout, notamment aux diverses interrogations que le jeune peut avoir sur les maux de la planète.

> Vous établissez un lien entre l’érosion des rituels dans nos sociétés occidentales et la radicalisation…

< Je pense à tous les rituels sociaux comme le bac, le service militaire, mais aussi religieux, tels que la messe, les communions, le mariage. Ils marquent l’appartenance au tissu social. L’éducation d’un jeune consistait ainsi à l’affilier à un ensemble de règles et de normes communes de la société. L’individualisation – sur laquelle je ne jette pas la pierre – présente des facettes plus complexes. Les jeunes sont confrontés à leurs propres choix, à leurs décisions, à leurs désirs. Sur ce chemin, ils sont moins affiliés, moins accompagnés. On insiste sur l’épanouissement : choisis ton métier, ton existence, ta foi, épanouis-toi ! Mais beaucoup se retrouvent alors devant un vide existentiel. Par conséquent, ce qui les hameçonne dans l’embrigadement idéologique, c’est le cadre : faire sa prière cinq fois par jour, faire attention aux aliments que l’on mange. Je me souviens d’une jeune fille, mariée virtuellement en Syrie, qui recevait de son prince barbu une trentaine de SMS par jour, la plupart sous forme d’interdits: «ne regarde pas un homme dans les yeux», «n’oublie pas de mettre des gants», «si tu serres la main d’un homme tu es une putain»... Cette fille avait eu une adolescence précoce, très marginale, avec des expériences sexuelles multiples, prise de drogues, etc. Et tout d’un coup, quelque chose bornait et organisait son existence. De toute évidence, ça la soulageait.

> Comment travaillez-vous avec ces jeunes?

< Mon outil privilégié en tant que psychiatre, c’est la famille. Lors des consultations, le jeune se retrouve immergé émotionnellement dans un milieu familial dont il a cherché inconsciemment à s’arracher. Ce n’est pas un monde de bisounours, on se retrouve face à une grande violence relationnelle. Mais travailler ensemble sur les liens, l’histoire, la transmission des traumatismes à l’intérieur de la famille, permet de se réaffilier pour se désaffilier plus normalement. Renouer avec ses frères et sœurs – avec ce que ça sous-tend de rivalité – contribue à un retour à la vie, aux sensations normales de l’existence. On a vu des adolescents comme anesthésiés au premier entretien. Je pense à ce jeune radicalisé, au centre d’une rivalité entre deux clans familiaux, style Montaigu et Capulet. Au fil des séances, il a retrouvé le conflit avec son père, la relation forte avec sa sœur. C’était comme s’il se remettait émotionnellement en vie. Par la suite, ce jeune homme a été pris en charge par un organisme pour faire de l’humanitaire à Madagascar et s’est mis à écrire des lettres très émouvantes, critiques de son parcours. On va se revoir, rien n’est gagné, mais vu le chemin parcouru, je suis confiant.


 Un processus non linéaire

Elle est docteure en anthropologie, spécialiste du fait religieux ; il est psychiatre, psychanalyste, spécialiste des adolescent·e·s. Dounia Bouzar, qui a créé en 2014 le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), et Serge Hefez, responsable de l’unité de thérapie familiale du service de pédopsychiatrie à la Pitié-Salpêtrière, ont écrit à quatre mains, Je rêvais d’un autre monde. Ils racontent leur expérience respective d’intervenant·e·s mandaté·e·s par les autorités pour «désembrigader» des jeunes séduit·e·s par les sirènes de Daech. Serge Hefez préfère utiliser l’image du désembrigadement à celle de déradicalisation qui signifie «enlever la racine». Or comme le souligne le psychiatre, «il s’agit au contraire de retrouver les racines pour qu’elles puissent à nouveau être irriguées par la vie».

«Il ne faut pas utiliser un seul tournevis mais une boîte à outils.»

En réponse aux attaques fustigeant les expériences françaises de déradicalisation, le psychiatre rappelle qu’il s’agit d’un processus non linéaire s’inscrivant dans la durée. «Chacun fait ce qu’il peut à son niveau; au mieux, on obtient de petits résultats, on doit aussi faire face à des échecs», reconnaît-il. Ce phénomène d’embrigadement, dont on peine à cerner les contours, touche près de 2000 mineur·e·s signalé·e·s en France. Pour en venir à bout, le psychiatre insiste sur la collaboration de différents acteurs à plusieurs niveaux : aide sociale à l’enfance, protection judiciaire de la jeunesse… Et de conclure avec humour: «Il ne faut pas utiliser un seul tournevis mais une boîte à outils.»

Je rêvais d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daesh, Dounia Bouzar et Serge Hefez, Éditions Stock, 2017, 250 p.