Nez rouge et tenues kaki
«C’était spécial de jouer devant 400 personnes armées», confient Luis et Susanne Silva. «Les visages étaient très durs au début, mais à la fin les larmes coulaient quand on a entonné ensemble la chanson Para la guerra nada.» Le clown colombien et la psychiatre allemande, tous deux établis en Suisse, n’oublieront pas cette représentation donnée en avril 2017 dans le sud de la Colombie, près de la frontière équatorienne. Ce jour-là, leur troupe s’est produite devant des ex-guérilleros dans la zone de «normalisation» de La Carmelita, un des lieux prévus pour le retour à la vie civile des FARC.
À l’origine de cette tournée hors du commun, une invitation à venir y donner des ateliers de résilience. Fondateurs de Clown Up, les deux partenaires au travail et dans la vie ont en effet développé une méthode combinant outils clownesques et thérapeutiques: «Le jeu théâtral offre des techniques de prise de distance permettant de raconter des vécus lourds, et de créer des rituels guérisseurs. Avec le clown, on peut contourner les défenses et se reconnecter à une mémoire non traumatique du corps.»
Fort de son expérience auprès de personnes traumatisées en Suisse, le couple est convaincu que le travail avec le clown peut aider à la paix. «Nous avons un atelier qui travaille sur la force héroïque de chacun: nous sommes tous à la fois capables du meilleur et habités de démons intérieurs, nos “saboteurs”. Ressentir la présence de ces forces en nous, les faire entrer en dialogue, favorise un processus de paix avec soi-même et aide à trouver l’énergie de se confronter à l’autre de manière constructive. Le rire est aussi libérateur. Il permet de sortir d’une anesthésie traumatique pour se sentir vivant et partie d’une humanité commune, y compris avec l’ancien ennemi.»
«Le rire est aussi libérateur. Il permet de sortir d’une anesthésie traumatique pour se sentir vivant et partie d’une humanité commune, y compris avec l’ancien ennemi.»
Entamer un tel travail sur soi nécessite de bonnes conditions. Chez les FARC, Luis et Susanne Silva ont estimé que le contexte ne s’y prêtait pas encore, faute de «lieu sûr» et de disponibilité des ex-guérilleros, occupé·e·s à pallier l’essentiel dans des zones où rien n’était prêt pour les accueillir. Mais le besoin est là. «Je me réveille souvent avec des cauchemars, des flash-back, on aurait besoin de parler», leur a confié un des commandants du camp, s’abandonnant un instant aux larmes avant de les remercier d’avoir été là. Sans compter le défi de retisser des liens avec des proches quitté·e·s souvent très jeunes. Un autre révélait: «J’ai 70 ans, j’ai passé les 50 dernières années dans la jungle. Maintenant, il va falloir apprendre à dialoguer, ce n’est pas facile.»
Dans leur besace, les clowns ont ramené un projet, en attente de conditions plus favorables: «Nous aimerions proposer des ateliers mixtes, qui mêlent des ex-guérilleros et la population civile, elle aussi touchée par le conflit.»
Appui psychosocial par les pairs
Assurer la réinsertion des ex-guérilleros sans négliger la population civile victime du conflit, un vrai travail d’équilibrisme qui attend le gouvernement. «Il y a de l’argent pour réinsérer les FARC, et nous?», a entendu récemment Maria Muñoz dans la région d’Antioquia, près de Medellín. Chargée de projets à Genève Tiers-Monde, elle visitait un projet d’appui psychosocial communautaire mené par les associations Vamos Mujer et AMOR (Asociación regional de mujeres del oriente antioqueño). «Les gens ici ont vécu tant de violences, beaucoup ont des problèmes psychologiques plus ou moins aigus: anxiété, dépression, névroses...», raconte-t-elle.
Dans cette région du nord-ouest du pays, les deux organisations de femmes ont décidé d’empoigner le problème. Avec l’idée que la paix passe non seulement par un travail sur les traumatismes subis, mais aussi par l’éradication des violences de genre: «Les femmes ont été doublement touchées; en plus d’être victimes au même titre que les hommes, elles ont subi des violences spécifiques, comme les viols. Beaucoup d’hommes sont aussi partis pendant le conflit, laissant les femmes en charge de la ferme. Aujourd’hui, l’enjeu est de renégocier les rôles et les places: les femmes doivent pouvoir être actrices et auteures de la construction de la paix», résume Maria Muñoz.
«Les femmes ont été doublement touchées; en plus d’être victimes au même titre que les hommes, elles ont subi des violences spécifiques»
D’où un travail en deux volets: d’un côté, l’accompagnement des familles autour de leur «projet de ferme», avec une réflexion sur les relations de genre. De l’autre, un accompagnement psychosocial par le biais de groupes d’échanges entre pairs. Particularité: les vécus traumatiques sont travaillés en commun. Une manière de se rendre compte que d’autres vivent des situations similaires et de puiser dans la communauté les ressources pour s’en sortir.
Pour animer ces groupes, le projet forme des femmes de la communauté. Elles-mêmes victimes du conflit, elles trouvent dans cette formation un espace d’élaboration de leur propre deuil. Moins chère et plus réaliste que l’envoi de psychologues en nombre depuis la capitale, cette formule permet en plus à ces femmes de gagner en assurance pour se positionner sur d’autres thèmes les concernant.
Vingt ans d’alternative à la guerre
L’implication des communautés locales pour la paix n’a pas attendu la signature des accords de paix. À San José de Apartadó, au nord du département d’Antioquia, cela fait vingt ans que des paysan·ne·s se sont constitué·e·s en «communauté de paix», affirmant le droit de la population civile à ne pas être entraînée dans le conflit.
Pour garantir la neutralité de la communauté, ses membres s’interdisent tout contact avec les parties au conflit. «À l’origine, des villageois qui souffraient de massacres et de persécutions ont créé la communauté de paix comme une manière de se protéger de la guerre», explique Tanja Vultier, de Peace Brigades International, qui a passé un an à leurs côtés. «Mais leur démarche va plus loin: leur volonté de poser les fondements d’une vie en paix passe également par un mode de fonctionnement démocratique propre, avec des décisions prises par consensus, des temps de travail communautaire, un système interne d’éducation des enfants, et des règles comme l’interdiction des armes, des drogues ou de l’alcool.»
«leur volonté de poser les fondements d’une vie en paix passe également par un mode de fonctionnement démocratique propre»
Symbole de résistance pacifique, la communauté de paix a payé un lourd tribut au conflit, avec plus de 200 membres tué·e·s. Aujourd’hui encore, elle subit une recrudescence de menaces de la part de paramilitaires profitant du retrait des FARC.
Les accords de paix signés en 2016 avec les FARC prévoient des mécanismes de justice et de réparation. Loin des enceintes du pouvoir et des négociations, nombre de personnes en Colombie travaillent à construire une société pacifiée, même si elles encourent parfois encore des menaces pour cela. Cinquante ans de conflit ne s’effacent pas d’une signature.