> AMNESTY: Votre livre s’intitule Réfugié, mais il s’ouvre sur l’histoire de votre pays, la RDC. Pourquoi?
< Emmanuel Mbolela: Je suis né dans la ville de Mbuji-Mayi, d’où vient la majorité du diamant utilisé dans le monde. Moi, j’ai eu la chance d’aller à l’école, mais ce n’était pas le cas de certains de mes amis. D’autres ont été chassés de l’école sous mes yeux car leurs parents n’avaient pas payé les frais de scolarité. Ça m’a beaucoup frappé. Imaginez: tout cela avait lieu dans la capitale mondiale du diamant! Je ne comprenais pas pourquoi, avec tout ce qu’on avait comme richesses, il y avait cette pauvreté extrême. C’est pour cela que je me suis engagé dans la lutte politique, et c’est cette lutte qui m’a conduit sur le chemin de l’exil.
> Au Maroc, vous vivez reclus pour échapper aux rafles de la police. Pourtant, vous fondez une association avec une poignée de compatriotes. Qu’est-ce qui vous décide à sortir de l’ombre?
< Les souffrances endurées tout au long de l’exil. Quand j’ai quitté mon pays, je venais de m’évader de prison. Je n’ai donc pas pu prendre mon passeport, ni planifier mon voyage. Du fait que mes camarades de route et moi-même n’avions pas de papiers, nous étions obligés de prendre des routes dangereuses. Dans le désert du Sahara, nous avons été agressés, dévalisés, dépouillés. En arrivant en Algérie, nous pensions que c’était la fin du calvaire, mais en fait ce n’était que le début. J’ai alors pensé que ça irait mieux au Maroc, mais j’y ai retrouvé la même situation: des rafles, des refoulements, des expulsions. Je ne pouvais pas croiser les bras et garder le silence devant de telles injustices subies pour la seule raison que nous n’avions pas de papiers.
> Plusieurs de vos projets sont spécifiquement consacrés aux femmes. Pourquoi?
< Sur le chemin de l’exil, j’ai été très frappé par les souffrances des femmes. Nous les hommes, on pouvait nous dévaliser, nous frapper, mais les femmes payaient un prix encore plus fort. Elles étaient considérées comme une monnaie d’échange pour traverser les frontières!
> À côté de projets concrets, comme celui pour les femmes ou un autre pour la scolarisation des enfants, vous souhaitiez aussi changer les mentalités?
< Nous avons lancé la lutte sur tous les fronts: contre les violences policières, contre les abus subis par les femmes, pour pousser la communauté à se prendre en charge... D’un autre côté, sortir, montrer que nous existions par des activités culturelles, des conférences, etc., était aussi un aspect important. Nous n’avons pas de papiers, mais nous ne sommes pas des criminels! Et ce n’est pas parce que nous sommes des migrants que nous sommes «de pauvres hères»: nous avons des compétences, des métiers. Il y a un racisme qui s’exerce en fait envers les plus pauvres. Certains de mes compatriotes qui vivent au Maroc – des diplomates, des familles d’anciens dictateurs – sont bien considérés. Mais ceux qui sont appelés migrants n’ont pas de droits et subissent des violences.
> Vous avez quitté le Maroc pour les Pays-Bas en 2008. Comment la situation a-t-elle évolué depuis?
< Il y a eu plusieurs sommets entre l’Union européenne (UE) et les pays africains. Mais jusqu’à aujourd’hui, seuls les aspects sécuritaires ont été mis en œuvre. Toutes les promesses sur les droits des personnes ou l’aide au développement sont restées lettre morte. Cette approche sécuritaire se révèle pourtant contre-productive. La situation empire. Des milliers de personnes meurent dans la mer, sous les yeux des chaînes de télévision. Les Européens regardent cela, mais le peu de bonne volonté qui existe pour sauver les gens en Méditerranée est bloqué. Parmi les conditions pour adhérer à l’UE, il y a pourtant le respect des droits humains!
> Un discours fréquent ici soutient que l’Europe est trop attractive…
< Personne ne quitte son pays pour traverser le désert et la mer par simple plaisir. Moi, c’était pour fuir la dictature et sauver ma vie; certains partent à cause de la guerre et des violences sociales; d’autres encore pour des raisons économiques. On dit de ces derniers: «ce sont des clandestins, des migrants économiques». Non, ce sont des persécutés économiques. Des entreprises multinationales déstabilisent la région pour prendre des matières premières à bas prix, qu’elles amènent directement en Europe. En Afrique, on ne construit même pas d’usines, on ne laisse rien. L’Afrique n’est pas pauvre, elle est appauvrie. Et cet appauvrissement pousse des gens à fuir le continent.
> Que devrait faire l’Europe à vos yeux?
< Il faut qu’elle ait le courage d’affronter les vrais problèmes. La politique d’externalisation de l’asile et de fermeture des frontières ne va rien résoudre. L’Afrique n’a pas besoin d’aide au développement, elle a besoin que ses matières premières soient achetées au prix juste, que les dictateurs ne soient pas soutenus par les dirigeants européens, que les entreprises européennes cessent d’envoyer des armes. Dans mon pays, il y a une guerre depuis plus de 20 ans. Mais aucune usine d’armement. D’où viennent ces armes? C’est parce qu’on fait du trafic d’armes avec l’Afrique qu’il y a des guerres, c’est parce qu’on pille les matières premières qu’il y a de la pauvreté, c’est parce qu’on soutient les dictateurs qu’il n’y a pas d’État de droit. J’ai entendu que la Suisse expulse les migrants, mais en même temps, elle accepte de recevoir l’argent de leurs dictateurs dans ses coffres-forts. Qu’elle renvoie cet argent en même temps, si elle veut expulser des migrants!
> Revoir totalement les relations Nord-Sud en somme. Et dans l’intervalle?
< Accueillir les gens, les aider à s’intégrer pour qu’ils puissent reconstruire leur vie. Il faut leur donner cette occasion-là, au lieu de construire des centres d’enfermement et de les expulser. C’est aussi essentiel de chercher à comprendre ce qu’ils ont comme compétences. Ils ne viennent pas sans rien savoir, beaucoup ont des métiers. Or, on voit des médecins travailler dans le ramassage des poubelles.
> Comme vous-même, diplômé en sciences économiques, occupé un temps à trier des tomates…
< Oui, c’est ça. À cause de cela, des gens se découragent, commencent à se lancer dans des trafics ou restent à ne rien faire. Il faut un processus d’intégration qui regarde de quoi est capable chaque nouveau venu, quels sont ses compétences et ses intérêts, plutôt que de mettre tout le monde dans le même sac.