Visage rond et souriant, le moine birman Ashin Wirathu profère d’une voix posée des propos haineux contre les musulman·e·s dans «Le vénérable W.» de Barbet Schroeder. © Films du Losange
Visage rond et souriant, le moine birman Ashin Wirathu profère d’une voix posée des propos haineux contre les musulman·e·s dans «Le vénérable W.» de Barbet Schroeder. © Films du Losange

MAGAZINE AMNESTY Interview Le vénérable visage de la haine

Propos recueillis par Camille Grandjean-Jornod - Article mis en ligne le 13 novembre 2017
Avec «Le vénérable W.», le réalisateur suisse Barbet Schroeder livre un éclairage glaçant sur les racines et les mécanismes du nettoyage ethnique que subissent les Rohingyas. Et donne à voir un populisme haineux plus proche de nous que ses atours exotiques ne le laisseraient penser.
> AMNESTY: Vous achevez ici une trilogie autour de « figures du mal ». D’où vient ce projet ?

Barbet Schroeder sur le tournage du film «Le vénérable W.» © Films du Losange

< Barbet Schroeder: Tout a commencé avec le dictateur ougandais Amin Dada. J’avais décidé de faire un autoportrait de lui. Le résultat était étonnant, glaçant, car je laissais s’exprimer sans le juger quelqu’un qui représentait, quelque part, le mal. Ce qui est rarement vu au cinéma, surtout américain, tant occupé à expliquer ce qui est bien et mal. Libération m’a demandé une fois «pourquoi filmez-vous?». Ma réponse était brève: «pour en savoir plus». Le cinéma peut être un instrument de connaissance. Et contrairement à la télévision, je fais des films non sur des événements, mais sur des personnages. C’est ce qui me permet de faire un travail dramatique.

> Le vénérable W., c’est aussi une histoire personnelle…

< Oui, quand j’avais 16-18 ans, j’étais maladivement jaloux. J’ai décidé de me guérir en étudiant le bouddhisme, pour apprendre à lutter contre les passions. J’ai été sur les lieux de vie du Bouddha, et ça m’a beaucoup impressionné. En 2012, il y a eu aussi cette histoire d’arbres coupés (par un voisin près de sa maison d’enfance à Ibiza, ndlr). J’ai alors éprouvé une haine qui ne m’était pas du tout naturelle. Ça m’a affolé, et ramené au bouddhisme. Quand j’ai entendu ce qui se passait au Myanmar, j’ai dès lors eu besoin de comprendre.

> Contrairement à votre habitude de «faire parler sans juger», vous introduisez dans ce film des voix contredisant Wirathu. Pourquoi?

< J’étais un peu piégé par mon procédé cette fois. Avec un génocide, on arrive quand même aux limites extrêmes du mal. Et je voyais que Wirathu était très fort, sûr de pouvoir me rouler dans la farine. Mais je n’ai pas fait un film où je le démolis: je pense toujours qu’il vaut mieux que le protagoniste se démolisse tout seul, que la vérité s’installe d’elle-même.

> Vous mettez aussi en balance ses discours haineux avec des enseignements bouddhistes diamétralement opposés…

< Ça, c’est le cœur du problème: Wirathu est-il vraiment bouddhiste? Puisqu’il admire Bouddha, il ne peut pas renier certaines de ses phrases et garder les autres…

> Comment expliquez-vous ce choc entre une religion qui prône l’amour envers tous les êtres et la violence commise en son nom?

< La question qui se pose, c’est: «Le bouddhisme est-il vraiment différent des autres religions?» Toutes, sans exception, ont connu des formes extrêmes contraires à leurs fondements. Il n’y a qu’à voir le christianisme, avec les croisades, l’Inquisition, les sorcières… Le bouddhisme était pour moi la dernière illusion. Je dois maintenant me faire une raison. Je crois, comme Dostoïevski, qu’aucune structure sociale n’éliminera le mal, qui vient de l’âme humaine elle-même.

«J’ai été dans un pays lointain pour une religion lointaine et je suis revenu avec quelque chose qui nous parle, à nous ici et de nous aujourd’hui…»
- Barbet Schroeder

> La rhétorique de Wirathu a des résonances très familières… Vous cherchez à montrer une universalité?

< Je ne cherche pas à la montrer, elle s’est montrée à moi! J’étais stupéfait d’avoir l’impression de lire à livre ouvert ce qui avait pu se passer dans les années 30 en Allemagne, ou en Bosnie plus récemment. J’ai été dans un pays lointain pour une religion lointaine et je suis revenu avec quelque chose qui nous parle, à nous ici et de nous aujourd’hui…

> Vous voyez un danger que cela puisse se reproduire chez nous?

< Bien entendu. Ça nous ramène à cette fameuse fin de Nuit et brouillard: «Nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays et ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin.» Le dissident syrien Yassin al-Haj Saleh parle d’une syrianisation du monde: il compare le mélange actuel du populisme et de l’islamophobie à celui du fascisme et de l’antisémitisme autrefois. Ce sont des paroles terribles auxquelles je pense très souvent.