Fenyvesi, 62 ans, est un petit entrepreneur avec une conscience sociale qui dirige une pension dans le village d’Öcsény, au sud de la Hongrie. Chaque année en été, il y invite pour une semaine des familles sans ressources – la plupart du temps roms – afin qu’elles puissent se détendre quelques jours à proximité de la nature. L’année passée, Fenyvesi a proposé à une organisation d’aide aux réfugié·e·s de Budapest d’héberger ainsi pour une semaine un couple de réfugié·e·s et leurs enfants.
Quand la nouvelle s’est répandue dans le village, des habitant·e·s en colère ont convoqué une réunion et accusé Fenyvesi de vouloir y amener des terroristes. Certain·e·s l’ont ouvertement menacé de représailles violentes. Peu après, les pneus de sa voiture et de celle de sa femme ont été crevés. Fenyvesi a retiré son invitation à la famille de réfugié·e·s, déclarant que bien que ce soit choquant et honteux, il ne pouvait malheureusement pas garantir la sécurité de ses hôtes.
L’histoire a fait le tour des médias hongrois. Au vu du scandale qu’elle a suscité, alors même qu’on se trouvait au plus fort d’une campagne démagogique antiréfugié·e·s du gouvernement, le premier ministre Viktor Orbán s’est exprimé sur cette affaire. Pour lui, il n’y avait «rien de choquant» dans les réactions des gens d’Öcsény: «Il est tout à fait juste qu’ils aient exprimé leur opinion haut et fort et avec détermination», a-t-il déclaré.
Au cours de sa carrière politique, le chef du gouvernement hongrois a déjà prononcé maintes déclarations controversées, notamment pour la promotion de la peine de mort ou le dénigrement des Roms, traité·e·s de fainéant·e·s et de criminel·le·s. Mais justifier une justice punitive exercée par des particuliers, voilà une étape qu’il n’avait encore jamais franchie.
Certes, de nombreuses personnalités politiques, académiques et culturelles hongroises ont exprimé leur indignation face aux mots d’Orbán. Elles lui ont reproché de remettre en question les fondements démocratiques et juridiques de l’État hongrois. Mais ces protestations sont restées sans suite.
Populistes ou antidémocratiques?
le discours officiel de certains États européens a fait sauter le cadre démocratique, celui de l’État de droit et des valeurs humanistes.
L’incident illustre à quel point le discours officiel de certains États européens a fait sauter le cadre démocratique, celui de l’État de droit et des valeurs humanistes. Les pays de l’Est de l’Union européenne ne sont pas les seuls concernés, mais le phénomène y est particulièrement marqué. De hauts responsables au pouvoir y expriment régulièrement des positions dénigrant ouvertement les droits et valeurs fondamentales de l’Europe démocratique et mettent en œuvre des politiques allant dans le même sens.
Cette évolution a été catégorisée depuis quelques années sous l’étiquette du populisme. Pas faux, le qualificatif ne décrit toutefois qu’approximativement ce dont il est question. C’est avant tout dans leur rhétorique que les gouvernements d’Europe de l’Est se montrent populistes, voire démagogiques. Au-delà de cela, on constate dans certains pays – de loin pas tous – des transformations politico-sociales qui n’ont que peu de chose à voir avec une politique typiquement populiste, mais dont le dénominateur commun est plutôt le caractère antidémocratique. Le concept de démocratie factice, ou simulée, a été forgé pour désigner ces systèmes qui ne peuvent quasiment plus être considérés comme des démocraties et des États de droit, sans être pour autant des dictatures classiques.
La Hongrie, «État illibéral»
Parmi tous les pays de l’Est de l’Union européenne, la Hongrie est jusqu’ici celui qui est allé le plus loin sur cette voie. Viktor Orbán, au pouvoir depuis début 2010, est fier d’avoir transformé son pays en un «État illibéral».
Au sein de l’appareil étatique et du service public, l’élite dirigeante et une grande partie des haut·e·s fonctionnaires ont été rapidement remplacé·e·s après 2010. Le gouvernement d’Orbán a aussi fait complètement restructurer les médias publics en quelques mois, entraînant le licenciement des journalistes critiques envers le gouvernement. Quant aux médias privés hongrois, ils ont été progressivement rachetés par des propriétaires proches du gouvernement. Seuls quelques journaux, sites web et émetteurs TV et radio, dont la plupart ne disposent que de très peu de moyens, continuent de pratiquer un journalisme indépendant. En bref: en Hongrie, la liberté de la presse prévaut – sans presse libre.
Viktor Orbán, au pouvoir depuis début 2010, est fier d’avoir transformé son pays en un «État illibéral».
Le système judiciaire a lui aussi été radicalement restructuré. Un «Office national de la justice» (OBH) a été créé, doté de compétences étendues et d’une grande autorité sur les juges – et, naturellement, d’une cheffe fidèle à Orbán. Une nouvelle Constitution, entrée en vigueur en 2012, et plusieurs amendements ultérieurs, ont été conçus pour asseoir le pouvoir d’Orbán et de son parti, Fidesz. Orbán a par exemple restreint les pouvoirs de la cour constitutionnelle ainsi que les possibilités d’y recourir. Résultat: formellement, la séparation des pouvoirs subsiste, mais dans les faits, elle n’existe pratiquement plus.
En plus de la Constitution, d’autres lois et conditions-cadres essentielles pour une démocratie ont été fortement orientées en fonction des besoins d’Orbán et de son parti. Le Parlement est devenu une simple machine à voter suite à des modifications du règlement. La loi électorale favorise elle aussi le Fidesz, par un découpage des circonscriptions de vote à son avantage. Les votations en Hongrie sont dès lors bel et bien libres, mais iniques, relèvent des chercheurs et chercheuses hongrois·es.
Dans plusieurs secteurs économiques stratégiques, Orbán a par ailleurs mis en œuvre une «politique de souveraineté nationale», visant à ce que les secteurs des médias, des banques, de l’énergie et du commerce soient majoritairement en mains étatiques, ou du moins hongroises, s’il s’agit de propriétaires privés. C’est aujourd’hui largement le cas. La plupart du temps, ces propriétaires sont des entrepreneurs et entrepreneuses proches du Fidesz, ou des « oligarques » d’Orbán. Le raisonnement derrière cette «politique de souveraineté nationale»: les propriétaires hongrois·es se laissent plus facilement contrôler que leurs homologues de l’étranger.
Autre élément clé du système d’Orbán: «l’État basé sur le travail». Derrière ce slogan se cache une volonté ouvertement affichée d’abolir l’État-providence en Hongrie. Les personnes pauvres et dans le besoin, avant tout les Roms – les plus grand·e·s perdant·e·s dans la Hongrie postcommuniste –, qui n’appartiennent pas à la clientèle du Fidesz, ne reçoivent quasiment plus de prestations sociales. Le peu de prestations maintenues est conditionné à l’accomplissement de travaux communaux et à la soumission à des contrôles et mesures disciplinaires permanents. Cette politique a permis des économies, et plaît à la large frange raciste de l’électorat. À l’inverse, la clientèle électorale du Fidesz – les familles de la classe moyenne – reçoit, elle, un soutien, par le biais d’allocations familiales spéciales et de subventions au logement. Quant aux entreprises, elles profitent des plus bas taux d’imposition en Europe, et d’un droit du travail parmi les plus flexibles et antitravailleurs sur le continent.
Dernier pan, et pas le moindre, de la mutation hongroise: la militarisation de la vie publique. Cela se traduit tant par l’introduction d’une «éducation militaire patriotique» et d’une police scolaire, que par un soutien financier massif et une revalorisation juridique des milices citoyennes.
Tache d’huile?
D’autres pays d’Europe de l’Est ont suivi l’exemple hongrois – mais seulement partiellement. Dans l’opinion publique occidentale règne l’impression qu’un nouveau «bloc de l’Est», nationaliste de droite et hostile à l’Union européenne, s’est créé. Mais la réalité est plus complexe.
Ce n’est qu’autour du rejet des quotas de réfugié·e·s que les États européens de l’Est ont formé un «front nationaliste» – et encore, seulement sur le principe. Dans la pratique, la plupart des pays de la région ont malgré tout appliqué les quotas, bien qu’à contrecœur et incomplètement. Même dans le cas de la coopération des États de Visegrad – Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie –, en vigueur depuis 1991, il ne peut pas être question d’un «bloc». Politiquement, ces États s’éloignent plutôt les uns des autres.
Certes, Jarosław Kaczyński essaie bien de reproduire le modèle hongrois en Pologne, mais il n’y dispose pas d’une majorité suffisante. De plus, il existe des différences considérables entre Kaczyński et Orbán en matière de politique étrangère, en particulier vis-à-vis de la Russie.
Dans les républiques baltes, les partis populistes de droite et nationalistes ne jouent qu’un rôle mineur, et leur programme est avant tout dirigé contre les minorités russophones locales. En Slovaquie, le chef du gouvernement issu du parti nationaliste de gauche SMER, Robert Fico, a fait l’an passé volte-face, se détournant de son ancien discours populiste-nationaliste pour se déclarer partisan d’une Europe forte. Quant à la Roumanie, elle est gouvernée par des nationalistes d’inspiration communiste, qui ne sont pas à la base eurosceptiques, mais qui veulent surtout atténuer la lutte anticorruption souhaitée par Bruxelles. En Bulgarie, une coalition nationaliste de droite conservatrice est au pouvoir, avec un agenda similaire.
Le Tchèque Babiš
Le cas le plus complexe à l’heure actuelle est probablement la République tchèque. Nombre de commentateurs et commentatrices ont vu dans les élections législatives d’octobre un virage vers un populisme de droite. Près de 60 % des citoyen·ne·s ont alors voté en faveur de partis antiestablishment, dont 30 % pour le seul mouvement populiste de droite «Action des citoyens mécontents» (ANO), de l’entrepreneur milliardaire Andrej Babiš. Ce dernier est devenu en décembre passé le nouveau chef du gouvernement, mais sans majorité.
Nombre de commentateurs et commentatrices ont vu dans les élections législatives [tchèques] d’octobre un virage vers un populisme de droite.
Babiš porte un discours populiste, dans lequel il dénonce avant tout l’inefficacité et la corruption de l’élite tchèque. Mais son populisme s’arrête là. Il ne s’accorde avec Orbán et Kaczyński que sur un point: la fermeture des frontières européennes aux réfugié·e·s. Si une once d’euroscepticisme pointe parfois dans son discours, il est en réalité favorable à l’Union européenne, comme la plupart des politicien·ne·s tchèques des partis traditionnels. La raison en est simple : l’empire commercial du milliardaire, la holding Agrofert, avec ses quelque 250 entreprises, s’étend sur l’ensemble du continent européen. Babiš a donc besoin du libre marché européen, et il bénéficie des subventions de Bruxelles. Il ne revendique donc pas une « Europe des nations », contrairement à Orbán et Kaczyński, mais une Union européenne plus légère et plus efficace.
Pas non plus trace chez Babiš d’un projet de transformation de la République tchèque au sens d’Orbán – pas plus qu’il n’a d’ailleurs de programme politique cohérent. Toutefois, il n’est pas sans danger pour l’État de droit tchèque. Babiš est le type même de l’oligarque ambitieux, despotique et profondément sûr de lui, qui croit que le style de leadership autoritaire qu’il applique en entreprise est aussi bon pour l’ensemble du pays. Il hait les médias indépendants et ne comprend pas en quoi les fraudes fiscales et aux subventions, pour lesquelles il est sous le coup d’une enquête, sont de vrais scandales.
S’il n’en tenait qu’à Viktor Orbán, 2017 aurait été l’«année de la révolte» contre l’establishment européen, contre les «bureaucrates bruxellois» et leur «empire». C’est ce qu’avait annoncé le Premier ministre hongrois. La révolte n’a pas eu lieu. Récemment, Orbán a proclamé 2018 «l’année où la volonté des peuples européens sera réinstaurée». Quoi qu’il entende par là, il y a de bonnes chances qu’il se trompe à nouveau.
* Keno Verseck est journaliste et correspondant en Europe du Sud-Est.