Japleen Pasricha est née et travaille à New Delhi. Une ville qui pointe à la première place des villes les plus dangereuses pour les femmes en matière de violences sexuelles, selon un classement réalisé en 2017 par Reuters. La violence sexuelle, sous toutes ses formes, c’est justement la lutte numéro un à mener, aux yeux de la militante: «Dans la violence, il ne s’agit pas de sexe mais de pouvoir. Les hommes montrent ainsi qu’ils ont le pouvoir sur les femmes, et ils l’exercent.»
«Dans la violence, il ne s’agit pas de sexe mais de pouvoir.»
Une parole qui s’ouvre
Depuis 2012, et le viol collectif brutal et meurtrier d’une femme dans un bus à New Delhi, la jeune militante constate que la parole s’est ouverte. L’écho médiatique considérable rencontré par l’affaire tant en Inde qu’à l’étranger – même l’ONU avait réagi pour demander à l’Inde de prendre des mesures, par la voix de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme – a fait entrer la violence sexuelle dans le débat public.
«C’est triste à dire, mais en un sens ce viol a eu un effet positif: la violence sexuelle est devenue un sujet qu’on peut aborder ouvertement, et la prise de conscience a augmenté, chez les enseignants, dans les médias…», note Japleen Pasricha. Ombre au tableau: le discours se limite au viol dans l’espace public, par des inconnus: «La violence est encore plus fréquente derrière les portes fermées des foyers, mais elle n’est pas reconnue: en Inde, le viol conjugal n’est toujours pas considéré comme un crime», déplore-t-elle.
Féministe née
Comment devient-on féministe? Chez Japleen Pasricha, la question ne se pose pas: «Je suis féministe depuis que je suis née. Déjà enfant, je questionnais les différences de genre, à la maison ou dans l’espace public. Par exemple, pourquoi la naissance de mon cousin était-elle célébrée de manière bien plus fastueuse que celle des filles?»
Élevée dans une famille «modérément libérale», elle a eu la chance de jouir d’une certaine indépendance. Même si son entourage lui demandait fréquemment pourquoi elle n’avait pas de frère: «Une famille sans garçon, en Inde, c’est bizarre. Face à l’ampleur des avortements de fœtus féminins, le gouvernement a même interdit les tests permettant de connaître le sexe de l’enfant en cours de grossesse.»
«Une famille sans garçon, en Inde, c’est bizarre.»
Ses études en lettres allemandes terminées, l’enfant qui questionnait les inégalités est devenue militante à plein temps. D’abord employée dans une ONG défendant les droits des femmes, Japleen Pasricha fonde en 2014 sa propre organisation. Sous le nom Feminism in India, ce qui a commencé comme une page Facebook est vite devenu une plate-forme web alimentée quotidiennement par près de 200 rédacteurs et rédactrices qui y traitent toutes sortes de sujets, toujours avec un regard féministe. L’association, forte désormais d’une équipe de six personnes, mène également des campagnes, des ateliers de formation et des recherches. Et, à 28 ans, sa fondatrice est invitée dans le monde entier pour parler de son travail.
Faire entendre toutes les voix
Au départ, l’idée est née d’une absence: en cherchant des contenus féministes sur internet, Japleen Pasricha ne trouvait «que du féminisme blanc et occidental». Or, les lignes d’oppression et de discrimination sont multiples et se combinent, une réalité mise en évidence notamment par le mouvement afro-féministe et décrite par le concept d’intersectionnalité, adopté par Japleen Pasricha et son équipe.
«l’enjeu du mouvement féministe était justement de mettre en avant les groupes marginalisés!»
Concrètement, cela se traduit chez Feminism in India par une volonté de mettre toutes les voix marginalisées en avant: «Nous sommes conscientes que nous sommes nous-mêmes majoritairement issues de castes privilégiées. Pour favoriser un maximum de diversité, nous avons pris la décision de ne pas accepter de textes où les hommes parlent des expériences des femmes, les membres de castes privilégiées de celles des Dalits, les hétérosexuels de celles des LGBT, etc.», explique la fondatrice de la plate-forme. Leur mot d’ordre: «Pas d’appropriation, on ne peut pas écrire sur les expériences vécues par une communauté opprimée si on n’en fait pas partie.» Une politique éditoriale qui leur a valu de violentes critiques. L’équipe s’y accroche, et Japleen Pasricha est convaincue que ça a aidé l’ONG à atteindre une plus grande représentativité. «Après tout, l’enjeu du mouvement féministe était justement de mettre en avant les groupes marginalisés!», souligne-t-elle.
Un vœu de diversité qui a ses limites: rédigés en anglais ou en hindi dans un pays où plus de 200 langues sont parlées, diffusés via internet, les contenus de Feminism in India restent difficilement accessibles pour certain·e·s, notamment dans les campagnes. Japleen le reconnaît, mais renvoie la balle au gouvernement: «C’est à lui d’améliorer l’instruction et l’accès à internet pour toutes les couches de la société.»
Attaques de trolls
Le 5 septembre dernier, Gauri Lankesh, une journaliste d’envergure connue pour son franc-parler, était assassinée devant sa résidence. La situation de la liberté de la presse en Inde est qualifiée de «difficile» par Reporters sans frontières, notamment en raison des attaques régulières visant des journalistes et des militant·e·s.
Les membres de Feminism in India n’ont heureusement rien vécu de tel. Mais d’autres types d’attaques ne les épargnent pas: leur site et leurs contributrices sont régulièrement la cible de trolls, ces agresseur·e·s qui agissent à travers leur écran d’ordinateur. Dernièrement, un troll s’est même livré à du «doxing» à leur encontre, soit la diffusion d’informations privées comme l’adresse ou le numéro de téléphone de quelqu’un sans son consentement. «Nous devons être prudentes et nous protéger», livre Japleen Pasricha.
Convergence des luttes
«ici aussi, comme en Inde, une femme qui est abordée dans un bar, et veut décliner, va dire ‘‘j’ai un copain’’, même si c’est faux.»
Certaines thématiques abordées par la militante indienne, comme l’infanticide sélectif des filles, sonnent exotiques à des oreilles européennes. D’autres, au contraire, sont on ne peut plus similaires à celles qui agitent actuellement le débat public en Europe. De passage en Suisse, Japleen Pasricha a été frappée par l’ampleur des similarités: «J’ai été très étonnée d’apprendre par exemple qu’ici aussi, comme en Inde, une femme qui est abordée dans un bar, et veut décliner, va dire ‘‘j’ai un copain’’, même si c’est faux, car trop souvent, la réponse ‘‘je ne suis pas intéressée’’ n’est pas entendue ni respectée.»
Dès lors, les luttes convergent parfois par-delà les frontières: le hashtag #MeToo par exemple, qui a récemment secoué les États-Unis et l’Europe, a aussi fait des vagues en Inde. Pour cette spécialiste du militantisme en ligne, «c’est un type d’action efficace car l’action proposée est très simple, donc facile à répliquer.»