En apnée entre deux eaux, dans un instant de suspension entre la vie et la mort, Shauba raconte son départ, ses espoirs et son naufrage dans Lampedusa Beach. Mohamed a survécu à la traversée, mais n’en peut plus d’attendre une décision, parqué dans une vallée alpine reculée. Parti en quête de justice, le protagoniste de Lampedusa Snow trouve la neige et la mort.
> AMNESTY: Shauba et Mohamed sont des personnages de fiction, mais leurs semblables existent bel et bien. Peut-on parler «à la place de»?
< Maryse Estier: Cela revient à poser la question: «peut-on se taire»? Moi, je ne peux pas. Mais je cherche la manière juste de prendre la parole.
< Simone Audemars: On fait des métiers culottés, que voulez-vous! Prendre la parole «à la place de», c’est la prétention absolue, mais c’est ça, le théâtre. La question que je me suis posée, c’est la naissance du récit. Pourquoi l’acteur se met-il à parler? Il n’est pas Mohamed, c’est une évidence éthique. Ce n’est pas une prise de parole mais un récit dramatique, incarné de manière vibrante.
< ME: Ces comédiens sont des passeurs d’histoires.
> Justement, comment les avez-vous choisi·e·s?
< SA: J’ai choisi Aymeric Trionfo d’abord parce que j’aime ce comédien. Je cherchais aussi quelqu’un qui ait une relation avec la migration. La famille d’Aymeric vient du sud de l’Italie, elle a traversé les Alpes pour s’installer à Fribourg. Il y a une histoire familiale, même si ce n’est évidemment pas la même que celle de Mohamed. Choisir Aymeric, c’est aussi une manière de dire: il y a des gens qui ont migré à travers ces Alpes et qui ont trouvé leur place ici, ce ne sont pas que des échecs.
< ME: Pour ma part, je souhaitais une comédienne avec une présence forte au plateau, comme Kayije Kagame, pour éviter une posture de victimisation. Cette prise de parole est urgente et nécessaire, le sujet n’est pas de s’apitoyer.
> Le théâtre a-t-il une vocation politique?
«le théâtre peut interroger, mais il n’impose pas une manière de réagir.»
< SA: L’origine du théâtre européen, c’est le débat citoyen antique, la pólis: les affaires du monde se discutent dans un espace de fiction, qui agit comme un révélateur des tensions et des désordres. Mais si cela devient militant, pour moi ça ne va plus. À une époque, un certain théâtre donnait des leçons et disait comment on devait penser. Je ne me positionne pas ainsi: le théâtre peut interroger, mais il n’impose pas une manière de réagir.
< ME: Cela dit, la prise de parole publique, quelle qu’elle soit, est politique. Mais un texte théâtral ou poétique diffère d’un discours politique car il crée de l’imaginaire et ouvre l’esprit. Quand on entend le nombre de morts à la radio, on ne le comprend pas intrinsèquement, alors que la poésie, elle, nous traverse, et ouvre nos pensées de manière plus sensible.
< SA : Oui, quand elle est incarnée, la poésie passe par un corps, et cela nous touche sensiblement.
> Pour revenir aux textes, ils sont intimement liés, au point qu’on se demande si Shauba et Mohamed ne seraient pas frère et sœur…
< ME: Il subsiste un flou quant à leur lien de parenté: c’est très important car cela rappelle que ces histoires singulières sont en fait à conjuguer au pluriel.
«ces histoires singulières sont en fait à conjuguer au pluriel.»
< SA: Ces textes se rejoignent aussi par le fait que ces deux êtres font face à une nature qui les traverse et qui les tue: la mer pour Shauba, la neige pour Mohamed. Quelque chose de l’ordre du tragique se joue, d’une force supérieure contre laquelle ils ne peuvent pas lutter et qui les relie.
> En même temps, «la mer est innocente», dit Shauba dans Lampedusa Beach. Qui est coupable?
< ME: La spécificité de l’écriture poétique, c’est aussi qu’on peut l’entendre de plusieurs manières. La mort de Shauba, je la lis aussi comme une forme de naissance.
< SA: Ce sont des êtres qui muent. Ils renaissent autrement, pas pour eux, mais pour nous: c’est à nous, spectateurs, de prendre en charge la vie de ces personnages.