Le réchauffement climatique entraîne une fréquence accrue d’événements climatiques extrêmes et de catastrophes naturelles, comme le glissement de terrain qui a frappé Bondo, en Suisse, en 2017. © KEYSTONE/Gian Ehrenzeller
Le réchauffement climatique entraîne une fréquence accrue d’événements climatiques extrêmes et de catastrophes naturelles, comme le glissement de terrain qui a frappé Bondo, en Suisse, en 2017. © KEYSTONE/Gian Ehrenzeller

MAGAZINE AMNESTY Réchauffement climatique Après nous, le déluge

Par Theodor Rathgeber* - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 93, Juin 2018
Les changements climatiques entraînent de graves violations de plusieurs droits humains. Les premières victimes en sont les populations les moins armées pour faire face à un bouleversement de leurs conditions de vie.

À part quelques exceptions, plus aucun scientifique ne remet en question la réalité des changements climatiques. Les arguments des climatosceptiques ne pèsent pas lourd face aux rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC). Dès 2009, d’autres agences internationales comme l’UNICEF, le Fonds pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont parvenues aux mêmes conclusions. Elles rapportent des températures moyennes en hausse, une fréquence accrue des phénomènes météorologiques extrêmes, tels que les ouragans, les sécheresses ou les vagues de chaleur, un bouleversement des rythmes de végétation dans l’agriculture et une montée du niveau des océans.

De nouveaux rapports ont suivi il y a peu au sujet de la possible disparition sous les eaux d’immenses bandes côtières en Afrique de l’Ouest, de la Mauritanie au Cameroun. La mégalopole Lagos (Nigeria) elle-même est menacée. Quant aux pronostics pour l’Afrique du Nord, ils font état d’une telle hausse des températures que certaines régions ne seront tout simplement plus habitables. Les pays du Sahel devraient en revanche s’attendre à davantage de précipitations. Sous l’équateur, le rendement des cultures traditionnelles fournissant les denrées de base a sensiblement diminué, compromettant la sécurité alimentaire des petites exploitations familiales.

Même les projets qui visent à compenser les effets du changement climatique aggravent en certains endroits les conflits sociaux.

Même les projets qui visent à compenser les effets du changement climatique aggravent en certains endroits les conflits sociaux. Au Honduras, un projet d’extraction d’huile de palme favorisant les grandes plantations conduit à spolier des petit·e·s paysan·ne·s de leur terre. Et des communautés villageoises indigènes sont expropriées pour permettre la construction du barrage hydroélectrique de Barro Blanco. Au Kenya, les Masaïs se voient chassé·e·s des pâturages qui assurent traditionnellement leur subsistance au profit d’une centrale géothermique. Les situations de ce genre sont innombrables, mais il est très rare qu’elles trouvent un écho dans les pays responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre. Les conséquences ne sont généralement pas suffisamment catastrophiques pour y capter l’attention du public. De plus, les pays industrialisés se justifient en achetant le droit de continuer à polluer.

Pression sur les droits humains

Ces quelques exemples montrent que les changements climatiques ont un impact direct sur plusieurs droits humains, tels que le droit à l’eau potable, à l’alimentation, à la santé et à des conditions de vie dignes, le droit des peuples indigènes à disposer d’un territoire, le droit à la citoyenneté. Ce dernier concerne tout particulièrement les États insulaires menacés de disparition. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a publié des études sur la situation des populations vivant dans les régions côtières, le long des grands fleuves ou en altitude: que ce soit en Inde, en Chine, dans les pays andins, en Afrique australe ou sur le pourtour de la Méditerranée, des centaines de millions de personnes pourraient être affectées par les inondations et la sécheresse. Selon le GIEC, le nombre de personnes souffrant de la faim, estimé à 50 millions aux alentours de 2020, risque d’atteindre 266 millions en 2080.

Des centaines de millions de personnes pourraient être affectées par les inondations et la sécheresse.

L’OMS met en garde contre la malnutrition, la dysenterie et les maladies endémiques comme la malaria ou la dengue, aux conséquences meurtrières en particulier chez les enfants. En juin 2011, le président du Conseil de sécurité de l’ONU soulignait le risque majeur que représentent les conséquences des changements climatiques pour la paix sociale et le développement économique.

Au regard de ces scénarios, les droits humains apparaissent comme les parents pauvres de la Convention cadre sur le climat et des résultats des conférences des États parties (COP). Même le texte jusqu’ici le plus ambitieux, l’Accord de Paris de 2015 (COP 21), néglige très largement le facteur des droits humains dans l’évaluation de la politique climatique. Les multiples requêtes du Haut-Commissariat aux droits de l’homme et de plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations unies n’ont abouti qu’à leur mention comme noble but dans le préambule. Aucun contrôle n’est mis en place pour garantir que les projets de protection du climat respectent les droits humains. Tout comme le Clean Development Mechanism (un mécanisme prévu par le protocole de Kyoto pour réduire les émissions de gaz à effet de serre), qui ne dispose d’aucun critère pour évaluer la compatibilité des mesures avec les droits humains.

Pourquoi se préoccuper des droits humains?

Une politique climatique fondée sur les droits humains conférerait beaucoup plus de poids aux populations concernées dans les processus de négociation et de décision portant sur les mesures d’adaptation et d’évitement, les transferts de technologie ou les capitaux à fournir. Les mesures mises en œuvre diffèrent selon qu’elles ne répondent qu’à des critères écologiques ou qu’elles doivent également remplir des exigences en matière de droits humains. Ceux-ci sont sans équivoque, s’appliquent pareillement dans tous les cas et impliquent une participation directe des personnes concernées. En matière de lutte contre le changement climatique, il est incompréhensible que les populations locales, et plus généralement les acteurs non gouvernementaux, n’aient été consultés qu’indirectement et de manière informelle sur des décisions qui les touchent pourtant de si près.

la responsabilité des comportements nuisibles peut être établie.

Une prise en compte des droits humains dans les négociations améliorerait très probablement le sort des populations concernées. Les mécanismes de dérèglement du climat impliquent certes une conjonction complexe de multiples facteurs et ne peuvent bien souvent pas être pensés en termes de causalité. Mais la responsabilité des comportements nuisibles peut être établie, ce que même les tribunaux ont fini par reconnaître. En Allemagne, la cour d’appel régionale siégeant dans la ville de Hamm a jugé en novembre 2017 que la plainte d’un paysan péruvien contre le groupe énergétique allemand RWE était recevable, et que ce dernier était coresponsable du dérèglement du climat.

En s’appuyant notamment sur les obligations extraterritoriales des États, il est possible de réguler leurs devoirs envers les personnes dont les droits humains sont violés par suite des changements climatiques.

Crainte de perdre la face

Si ces principes semblent aller de soi, pourquoi ne sont-ils pas mis en œuvre? Il y a à cela une raison très simple, fondée sur des calculs politiques obscurs. Les engagements des États en matière de droits humains sont minutieusement passés en revue par les organes de traités, les rapporteurs spéciaux, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme. Défaillances et manquements sont impitoyablement mis au jour. Tous les États cherchent à éviter la honte publique qui en résulte.

Depuis 2008, les États insulaires, les organisations non gouvernementales et les organisations de défense des droits humains cherchent à établir un mandat en matière de changement climatique auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève. Jusqu’à présent, des pays occidentaux comme l’Allemagne et la Suisse s’y sont opposés par tous les moyens. Que leur politique climatique soit jugée à l’aune des droits humains en exposerait trop ouvertement les failles. Notre engagement pour une prise en compte contraignante des droits humains n’en est que plus nécessaire.

* Theodor Rathgeber est un auteur scientifique expert des droits humains, des minorités et des peuples indigènes. Depuis 2003, il est observateur auprès de la Commission et du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.