Célia recherche son fils Freddy, disparu le 18 juillet 2011, à l’âge de 33 ans. © Cédric Reichenbach
Célia recherche son fils Freddy, disparu le 18 juillet 2011, à l’âge de 33 ans. © Cédric Reichenbach

MAGAZINE AMNESTY Mexique Le pays des disparu·e·s

Par Cédric Reichenbach* - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 93, Juin 2018
Les plus grandes fosses clandestines du Mexique ont été découvertes dans l’État de Veracruz il y a bientôt deux ans. Depuis, les familles des disparu·e·s financent et conduisent elles-mêmes les fouilles que les autorités locales refusent de mener. Incroyable? Mais dramatiquement vrai. Reportage aux côtés de mères courage que rien ne semble pouvoir arrêter.

Celia verrouille la porte de sa maison. Comme chaque matin depuis un an et demi, cette habitante des collines de Santa Fe, modeste quartier à une vingtaine de minutes de route de Veracruz, entame la marche qui l’emmène sur les hauts sablonneux et venteux de cette ville portuaire (500 000 habitant·e·s) s’ouvrant sur le golfe du Mexique. Sur son tee-shirt: le logo de «Solecito», un des douze collectifs de proches de victimes de disparitions forcées, actifs dans un État qui compte 8 millions d’âmes, soit autant que la Suisse, mais sur une surface deux fois plus étendue.

Chercher mon fils

Avançant d’un bon pas, Celia raconte: «Mon fils Freddy a disparu le 18 juillet 2011. Il avait 33 ans. Il était candidat au poste de maire de Chiconquiaco, le village où il vivait avec sa femme et ses enfants. Il venait d’acheter une camionnette et se rendait à Xalapa, la capitale de l’État, pour obtenir les papiers du véhicule. Mais, comme tant d’autres dans ce pays (voir encadré), ajoute-t-elle en réajustant ses lunettes de soleil pour masquer son chagrin, ni Freddy ni celui qui l’accompagnait ne sont revenus chez eux ce jour-là.»

Celia a cherché son fils, seule, pendant cinq ans. «Je ne savais pas que des collectifs existaient. Un jour, à la fin de l’été 2016, j’apprends que des fosses remplies de corps ont été repérées près de chez moi, dans les collines. J’ai cru devenir folle, moi qui cherchais mon Freddy partout depuis si longtemps alors qu’il était peut-être là, à quelques pas de ma maison!»

Soleil brûlant

À cette époque, cette petite femme plutôt robuste tenait un petit stand de vente de nourriture: elle s’effondra au milieu de la vaisselle. «Un homme m’a aidée à me relever. J’ai retiré mon tablier et, malgré la nuit qui commençait à tomber, je suis partie en direction des collines, se souvient-elle. Arrivée à l’entrée du site, on m’a demandé: ‘‘Où allez-vous?’’. J’ai répondu que je venais chercher mon fils.»

Depuis, la Mexicaine passe chacune de ses journées au milieu des charniers clandestins de Santa Fe aux côtés de la police scientifique. Son travail? Vérifier que la terre, les gravats et le sable retournés par les ouvriers – payés par le collectif grâce à la vente de nourriture et de vêtements et à l’organisation de lotos – ne contiennent pas des restes humains. Quand cela arrive, la maman de Freddy et les autres dames de Solecito se relayant sous un soleil brûlant, stoppent les fouilles, prennent des photos et avertissent la directrice de leur association. Depuis le début des travaux, en août 2016, cela s’est produit souvent. Très souvent.

287 crânes humains

Les fosses de Santa Fe sont à ce jour les plus vastes retrouvées au Mexique. Depuis le début des fouilles, le collectif a mis à jour 149 fosses contenant 287 crânes humains et des milliers de fragments d’os, la plupart du temps retrouvés emballés dans des sacs-poubelle. «La plus grande des tombes, explique Lucía de los Ángeles Díaz Genao, fondatrice et directrice de Solecito, nous l’avons baptisée ‘‘la piscine’’ tant elle était profonde.» Trois mètres carrés de superficie pour deux mètres de profondeur. «Une quinzaine de corps gisaient à l’intérieur.»287 corps ont déjà été retrouvés dans cette zone, grâce aux efforts des militantes de Solecito. Seuls 16 ont été identifiés – par manque d’argent, selon l’État. © Cédric Reichenbach

Enseignante en traduction et interprétation anglaise à Veracruz, Lucy, comme la surnomment les deux cents femmes du collectif, a abandonné son poste suite au kidnapping de son fils par des hommes armés en 2011. «Il avait 29 ans, j’ai tout tenté pour le retrouver… avant de sombrer dans la dépression», raconte-t-elle, assise dans un café de Xalapa. «Chaque personne qui disparaît ici est d’emblée soupçonnée d’appartenir ou de frayer avec le crime organisé. Je sais très bien que mon fils n’avait rien à voir avec cela. Il avait un travail qui lui plaisait, photographe, et une bonne situation. Dans les fosses, nous avons retrouvé le cadavre d’une gamine de deux ans, va-t-on l’accuser d’appartenir à un cartel?»

Avec une poignée d’autres femmes, Lucía fonde Solecito en 2014. «Le nom s’inspire de la photo, un petit soleil, que j’utilisais dans le premier groupe WhatsApp de proches de disparus. Nous étions toutes dans le noir total, il nous fallait de la lumière.» Et puis, tout bascule le 10 mai 2016. Une grande manifestation a lieu dans le port de Veracruz pour demander, une fois encore, que les autorités fassent leur travail. «Les rues étaient bondées, raconte la directrice. Nous étions assises à la terrasse du café de la Merced, en plein centre de la ville, où nous faisions signer des pétitions et distribuions des tracts. Soudain, sans que personne n’ait pu apercevoir leur visage, deux hommes se sont approchés, ont déposé une quinzaine de feuilles de papier et ont disparu dans la foule.»

Creuser avec ses mains

Lucía comprend vite qu’il s’agit d’un plan qu’on a photocopié plusieurs fois. Dessinée à la main, la carte montre un chemin conduisant à travers les collines. Au bout de cette route, une série de croix sont tracées avec la mention «corps» à côté.Un jour de mai 2016, des inconnus remettent ce plan manuscrit permettant de localiser des fosses communes à Lucía et aux autres militantes de Solecito. © Cédric Reichenbach

«Nous étions sous le choc, se souvient la directrice. Pendant plusieurs jours, nous avons cherché sans rien trouver. En plus, les autorités nous mettaient des bâtons dans les roues.» Lucía apprend alors par des voies détournées que la branche locale du Seido, l'organisme judiciaire en charge de la lutte contre le crime organisé, avait quelque temps auparavant trouvé cinq corps dans la même zone… sans donner suite.

Décidées, les militantes de Solecito parviennent à mettre la main sur les coordonnées exactes. «En creusant simplement avec nos mains gantées sur environ trois mètres carrés, témoigne l’une d’elles, nous sommes immédiatement tombées sur une cinquantaine d’os. Il y avait des corps partout! Tous très proches de la surface.»

Formées aux techniques de fouilles par les membres d’un autre collectif du Guerrero – l’État des 43 étudiant·e·s de l’école rurale d’Ayotzinapa enlevé·e·s en 2014 –, ces mères courage achètent des pelles et de longues tiges de métal servant à sonder le sol, et engagent des ouvriers et un archéologue de l’Université de Xalapa. Bien que comptant sur l’aide de son mari, la directrice vend régulièrement ses bijoux, ses vêtements et ses meubles pour maintenir l’association à flot.

Pas d’identification

Résultat? «C’est certainement l’aspect le plus révoltant de toute cette affaire», répond Lucía. «Seuls 16 des 287 corps que nous avons retrouvés ont été identifiés. Les autorités disent qu’il n’y a pas suffisamment d’argent pour mener plus d’analyses. C’est ignoble »Lucía et les autres membres de Solecito n’hésitent pas à creuser elles-mêmes, dans l’espoir de retrouver la trace de leurs proches disparu·e·s. © Cédric Reichenbach

Ignoble pour Viviana qui a perdu six proches d’un coup: «Mon époux (37 ans), mes deux frères (44 et 47 ans), mon neveu (28 ans) et deux de mes cousins (30 ans). Ils se rendaient tous à une fête, leur voiture a disparu.» Pour Margarita, dont le fils de 32 ans s’est volatilisé après avoir accompagné son propre fils à l’école. Pour Marilou, pour Lidia… et pour la dizaine de femmes rencontrées durant ce reportage.

«Quand une señora d’un quartier pauvre va voir le juge, il la renvoie sans ménagement», explique Lucía. «Quand la même dame annonce qu’elle fait partie de Solecito, on lui apporte une chaise et un verre d’eau. Grâce aux liens très forts qui nous unissent et à nos actions, nous avons pu mettre la pression sur les autorités. Elles nous craignent, car nous avons gagné une certaine notoriété. Vu l’état de déliquescence des institutions de notre pays, voir trembler les autorités est déjà une victoire.»


Pire que les dictatures du Cône Sud

Aucun chiffre exact n’existe concernant les disparitions au Mexique. Méfiantes vis-à-vis de la police et des soldats, à l’origine de nombreux enlèvements, et craignant des représailles de la part des groupes criminels, les proches des victimes se taisent. «Pour six personnes qui disparaissent, seule une plainte est déposée», estiment les responsables du Mouvement pour nos disparus au Mexique, qui regroupe plus de 70 collectifs et organisations de proches de disparu·e·s.

Fin avril, José Miguel Vivanco, directeur de la Division des Amériques pour Human Rights Watch, déclarait: «Le total des personnes disparues au Mexique dépasse largement les cas enregistrés durant les dictatures militaires au Chili (2000 personnes en 17 ans) et en Argentine (10 000 en 7 ans).» Sous Felipe Calderón (2006-2012), à l’origine du lancement de la «guerre contre la drogue», les autorités mexicaines ont répertorié 25 000 cas. Avec Enrique Peña Nieto, qui termine son mandat en juillet, 10 000 autres ont été comptabilisés… officiellement.

Certainement en dessous de la réalité, ces chiffres ne concernent que les Mexicain·e·s: aux 35 000 citoyen·ne·s disparu·e·s au cours des douze dernières années, il faudrait en effet ajouter, selon l’organisation Movimiento Migrante Mesoamericano, entre 50 000 et 70 000 ressortissant·e·s du Guatemala, du Honduras, du Salvador et du Nicaragua. Arrêté·e·s par la police et vendu·e·s aux gangs de narcos durant leur traversée du Mexique pour se rendre aux États-Unis, ces migrant·e·s d’Amérique centrale, généralement âgé·e·s de 15 à 29 ans, sont utilisé·e·s pour obliger les familles à verser une rançon. Mais aussi enrôlé·e·s de force par les cartels, réduit·e·s en esclavage, prostitué·e·s ou tué·e·s pour alimenter le trafic d’organes.


Pourquoi tant de disparitions?

La réponse officielle, qui tourne en boucle sur les écrans, à la radio et dans les journaux mexicains, se résume en cinq lettres: n-a-r-c-o. Pourtant, selon plusieurs enquêtes refusant de relayer le discours officiel, le crime organisé ne serait pas le seul responsable.

Auréolé au Mexique de plusieurs prix pour son livre sur «la disparition forcée comme stratégie de terreur» (Ni vivants ni morts, Métailié, 2017), Federico Mastrogiovanni estime que la violence générée par les cartels, bien réelle mais limitée, est un écran de fumée derrière lequel le véritable responsable – l’État – se cache pour garder la population sous son contrôle et accaparer les énormes richesses naturelles du pays, qu’il se partage avec les multinationales.

Dans son bureau de l’Université Ibero de Mexico, le journaliste italien, qui habite la capitale depuis une dizaine d’années, cite l’exemple du Guerrero. «Là-bas, on parle seulement des cartels et jamais des gigantesques complexes miniers ouverts dans les zones désertées par la population. Il est curieux de voir avec quelle facilité la compagnie canadienne Torex Gold a investi des sommes astronomiques dans cet État pourtant ultraviolent.»

À Veracruz, également riche en minerais, le chef de la police de l’État s’est retrouvé en prison suite à un changement de gouvernement. Selon le procureur actuellement en charge de l’affaire, ce commandant était à la tête d’un escadron de la mort responsable de la disparition de centaines de personnes (15 cas ont été pour le moment établis). C’est la première fois que l’existence d’un groupe paramilitaire agissant au sein d’une structure corrompue de l’État et appliquant une politique systématique de disparitions forcées est prouvée au Mexique. De quoi confirmer les conclusions de Federico Mastrogiovanni?

* Journaliste à Écho Magazine, en reportage au Mexique.