Juste avant le début de la saison des pluies, Laam Lakul a beaucoup à faire dans ses champs. Avec l’aide de quelques personnes, l’agricultrice de Ban Pho Tak, un petit village dans le nord-est de la Thaïlande, laboure ses près de quatre hectares de terrain avant d’y semer les graines de riz. Et d’espérer. S’il pleut assez, la Thaïlandaise de 66 ans aura une belle année. Elle récoltera alors bien plus de riz que ce que sa famille peut manger. Mais si la pluie n’est pas au rendez-vous, la récolte aussi manquera. Et la menace de la dette pèsera sur son foyer.
Laam Lakul se souvient bien de la dernière sécheresse. Il y a seulement deux ans de cela, le village de Ban Pho Tak était aussi sec que le désert. «J’étais inquiète», raconte-t-elle. «Je ne savais pas si nous aurions assez à manger.» Le phénomène climatique El Niño serait responsable de ces faibles précipitations deux années de suite, expliquèrent alors les météorologues. Laam Lakul et sa famille en ont fait les frais : au lieu des 200 sacs de riz que son champ produit d’habitude, toute la récolte tenait dans 50 sacs. Les prêts contractés pour l’achat d’engrais, eux, devaient malgré tout être remboursés. «Mon fils travaille dans l’administration locale», explique Laam. «Nous étions dépendants de son argent.»
Un fléau pour les plus pauvres
Ban Pho Tak n’a pas été le seul village touché de plein fouet par les récentes sécheresses. Au plus fort de la crise, plus de 40 des 76 provinces de Thaïlande rapportaient de graves pénuries d’eau. L’état de catastrophe a même été déclaré dans quinze provinces à cause du manque de pluie. Dans la région, des sécheresses comme celles-ci sont typiques des années El Niño. Avec le changement climatique, disent les expert·e·s, ces conditions extrêmes se reproduisent toujours plus souvent et plus violemment. En Thaïlande, les conséquences touchent avant tout les plus pauvres.
Tandis que Laam Lakul attendait nerveusement quelques précipitations au printemps 2016, les piscines des complexes hôteliers de ce pays hautement touristique étaient aussi pleines que d’habitude, et les usines des grandes régions industrielles à l’est de Bangkok, la capitale, continuaient à être alimentées en eau en suffisance pour ne pas perturber la production. Seul·e·s les paysan·ne·s, qui vivent avant tout de la riziculture, devaient faire face aux mauvaises nouvelles des autorités : les robinets des systèmes d’irrigation sont restés désespérément fermés dans plusieurs communes. Le peu d’eau accumulé dans les réservoirs était nécessaire de toute urgence pour les villes, leur a-t-on dit. Et tant pis pour les agriculteurs et agricultrices.
«Du point de vue du gouvernement, les zones résidentielles et industrielles ont la priorité en cas de pénurie d’eau. L’agriculture arrive en dernière place»
«Du point de vue du gouvernement, les zones résidentielles et industrielles ont la priorité en cas de pénurie d’eau. L’agriculture arrive en dernière place», explique Danny Marks, qui a étudié comment les communautés étaient touchées par le réchauffement climatique en Thaïlande dans le cadre du projet «Urban Climate Resilience in Southeast Asia» de l’Université de Toronto. À côté des agriculteurs et agricultrices, le chercheur attire l’attention sur un autre groupe également aux prises avec des problèmes particulièrement aigus: les habitant·e·s des bidonvilles, qui prolifèrent en bordure des centres urbains en plein essor.
À Khon Kaen, la plus grande ville du nord-est de la Thaïlande, les bidonvilles se concentrent à la périphérie sud de la ville. Le long de la voie ferrée s’étend la localité Rop Muang 1, où Danny Marks a passé six semaines l’an dernier. D’après le chercheur, les habitant·e·s de la localité assument des tâches indispensables à l’essor économique de la ville : le nettoyage des centres commerciaux modernes, le gardiennage des résidences de la classe moyenne ou encore la construction sur les nombreux chantiers du centre urbain en pleine croissance. De bas revenus – environ 200 euros par mois – les contraignent à des conditions de logement précaires. À Rop Muang 1, personne n’a l’eau courante. Ici, l’eau potable s’achète en bidons, et l’eau nécessaire pour la douche, la vaisselle ou les toilettes est pompée de la nappe phréatique. Une source qui s’est tarie durant les dernières années de sécheresse. «Sur les 8000 baths (la monnaie locale) dont les ménages disposent en moyenne chaque mois, certains devaient alors dépenser jusqu’à 2000 baths pour acheter de l’eau», relate Danny Marks.
Un droit fondamental dénié
L’accès à l’eau est pourtant un droit fondamental que le gouvernement thaïlandais a fait inscrire dans la nouvelle Constitution du pays. Mais il semblerait que ce droit ne s’applique pas le long des voies ferrées de Khon Kaen. Du point de vue des autorités, les habitant·e·s de Rop Muang 1 vivent là illégalement. Leurs cabanes en tôle ondulée s’élèvent sur un terrain appartenant aux chemins de fer d’État. Pour cette raison, le fournisseur communal refuse de leur donner un raccordement à l’eau. Au cours de son séjour dans le bidonville, le chercheur Danny Marks a entendu de nombreuses plaintes à ce sujet. «Ce n’est pas juste», lui a confié une habitante âgée. «Chaque foyer devrait avoir accès à l’eau courante.»
La plupart des habitant·e·s des bidonvilles de Khon Kaen étaient autrefois des paysan·ne·s, comme Laam Lakul. Mais pour beaucoup, l’agriculture n’est plus une option: surendettées après de mauvaises récoltes, ces familles ont perdu leurs terres. Le problème est également omniprésent à Ban Pho Tak, relate Laam Lakul, assise à l’ombre dans la maison en bois de son fils. Beaucoup de ses voisin·e·s ont dû emprunter de l’argent, raconte-t-elle. Les usuriers réclament souvent 10 à 20% d’intérêts chaque mois. «C’est extrêmement difficile de rembourser autant», dit-elle.
Jusqu’à présent, de tels problèmes financiers extrêmes ont épargné sa famille, grâce aux revenus de son fils et parce qu’elle a pu mettre du riz de côté les bonnes années, en prévision des mauvais jours. Laam Lakul porte toujours au poignet droit un bracelet en fil de coton blanc béni par des moines bouddhistes – une tradition très répandue dans cette partie du pays, censée apporter santé et chance. Mais les pouvoirs du porte-bonheur sont limités. Laam Lakul craint qu’il ne devienne toujours plus difficile de vivre de l’agriculture. «Les sécheresses vont revenir, encore et encore», elle en est convaincue. Pour elle, l’agriculture elle-même porte aussi une part de responsabilité: à la fin de chaque saison, les paysan·ne·s de la région brûlent les résidus dans les champs au lieu de les ramasser et les éliminer. «Cela aussi contribue au réchauffement de la planète», dit-elle.
Laam Lakul sera probablement la dernière rizicultrice de sa famille. Son fils ne manifeste aucun intérêt à reprendre l’exploitation. Son travail dans l’administration est bien plus attrayant. «Moi, je continuerai à travailler jusqu’à ce que ce ne soit plus possible», confie-t-elle. «Mon destin d’agricultrice est d’être à 100 % dépendante de la nature.»
* Journaliste indépendant établi à Bangkok.