> AMNESTY: Des États comme la Russie, la Turquie ou la Hongrie ne respectent pas les droits humains. Les violations commises sont parfois très graves. Si la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne permet pas de les empêcher, à quoi sert-elle donc?
< Sébastien Ramu: La Convention européenne des droits de l’homme s’applique à plus de 800 millions de personnes dans les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe. Elle s’inscrit dans un système colllectif de protection des droits humains en Europe. Chaque État membre porte une part de responsabilité dans sa réussite ou son échec. La valeur ajoutée de cette Convention n’est en aucun cas remise en cause par le simple fait que des violations des droits humains interviennent dans tel ou tel pays. Au contraire: notamment dans les États où la situation des droits humains est particulièrement problématique, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) est souvent le dernier espoir pour les victimes d’obtenir justice. Sans la Convention et la Cour, la situation ne serait que pire. De nombreuses atteintes aux droits humains ne seraient jamais reconnues comme telles. Certains responsables politiques instrumentalisent malheureusement quelques décisions des juges pour porter la controverse et discréditer la Convention et la Cour. Ce faisant, ils se gardent bien de reconnaître toutes les évolutions positives qu’elles ont rendues possibles.
> Par exemple?
< Dans un cas concernant la Turquie, les juges ont tranché en faveur du droit à disposer d’un avocat dès le début de la détention. Cela a eu une portée significative en matière de justice pénale des États parties à la Convention, démontrant par ailleurs l’un des aspects positifs du système collectif de protection des droits humains qu’elle a instauré. Dans d’autres cas en Grande-Bretagne ou en France, la Cour a reconnu l’illégalité des bases de données constituées par la police avec les empreintes digitales et les échantillons d’ADN de personnes innocentes. En Italie, un arrêt de principe de la Cour a conduit les autorités à entreprendre des réformes visant à remédier aux mauvaises conditions de détention et à la surpopulation carcérale. Ce ne sont là que quelques exemples parmi un très grand
nombre de changements positifs.
> Que se passerait-il si la Suisse se retirait de la CEDH?
< L’un des risques, c’est un effet domino qui conduirait à l’affaiblissement, voire la disparition, d’un système régional
patiemment mis en place au fil des décennies pour protéger les droits humains. En effet, d’autres pays saisiraient probablement l’occasion fournie par le retrait d’un pays dont le bilan en matière de droits humains est généralement perçu comme positif, pour tenter de court-circuiter le système et le vider de sa substance, ou tout simplement le quitter. Alors que la pression sur les droits humains se fait de plus en plus forte dans de nombreux pays, ce n’est vraiment pas le moment d’affaiblir la CEDH, bien au contraire. Par ailleurs, la Suisse, qui s’est toujours positionnée en tant que championne des droits humains, verrait sa crédibilité fortement entamée. Elle se verrait en outre contrainte de quitter le Conseil de l’Europe, une institution régionale majeure en matière de droits humains.
> D’autres pays remettent-ils en cause la CEDH?
< Certaines attaques proviennent du Royaume-Uni, en particulier depuis que les juges de Strasbourg ont déclaré illégale l’interdiction générale faite aux prisonniers de voter. Avec le Brexit, ce sujet a été relégué à l’arrière-plan. Mais il pourrait redevenir actuel. De même, la Russie a adopté en 2015 une loi autorisant sa Cour suprême à décider si un arrêt de la CrEDH doit ou non être appliqué.
> Les critiques font parfois valoir que la CrEDH a élargi le champ de sa juridiction et que ses arrêts vont bien au-delà des intentions premières. Qu’en pensez-vous?
< La Cour donne une interprétation de la CEDH en phase avec le monde actuel, ce qui est parfaitement normal. La Convention date des années 1950, et la société a profondément changé depuis. Les juges doivent en tenir compte.
> Certains arguent que les juges de Strasbourg n’ont pas de légitimité démocratique et sont «étrangers» aux réalités
des pays. Leurs interventions représenteraient dès lors une ingérence dans les affaires d’un État souverain.
< Rappelons d’abord que les juges sont élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, celle-ci étant elle-même constituée de parlementaires des État membres. Chacun de ces États nomme un juge appelé à statuer dans toutes les affaires qui concernent son pays. Par ailleurs, lorsqu’on parle d’une prétendue ingérence de la Cour, il faut bien se rendre compte que les cas où la Suisse est rappelée à l’ordre sont tout de même très rares: en 2017, par exemple, la Cour a traité 273 affaires concernant la Suisse. Parmi celles-ci, 263 ont été rejetées pour des raisons de forme. Sur les 10 restantes, jugées sur le fond, 4 ont donné lieu à une condamnation de la Suisse.
> Amnesty International s’oppose à certaines tentatives de réformer la Cour. Pourquoi?
< En 2010, alors qu’elle présidait le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, la Suisse a initié le «processus
d’Interlaken», qui visait à réformer la Cour. Celle-ci avait alors 150 000 affaires en attente de traitement. Il fallait
agir pour que le système puisse continuer à fonctionner à long terme. Même si le nombre des procédures en cours
a depuis lors été ramené à 55 000, en grande partie grâce à l’adoption par la Cour de nouvelles méthodes de travail,
le processus de réforme n’est pas terminé. Amnesty International a joué dès le départ un rôle de premier plan, ayant notamment contribué au rejet de propositions négatives, comme celle visant à réduire l’accès des victimes à la Cour. Un exemple récent de son engagement concerne la «déclaration de Copenhague» sur le futur du système de la Convention, signée par tous les membres du Conseil de l’Europe. Sa première version soulevait de nombreux problèmes, comme le fait d’instaurer des échanges directs entre les gouvernements et les juges de la Cour. Cela aurait eu pour conséquence de porter atteinte à l’indépendance de la Cour en permettant aux États de faire pression sur celle-ci pour qu’elle interprète la Convention dans un certain sens. Amnesty, avec le soutien d’autres ONG, s’est battue avec succès contre de telles propositions.