© Ambroise Héritier
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MAGAZINE AMNESTY CEDH Un dangereux virage politique

Par Patrick Walder, coordinateur de la campagne « Les droits humains sont notre force » - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 94, Août 2018
L’initiative sur les juges étrangers est une attaque frontale contre les droits humains, mais aussi le reflet d’une dangereuse évolution au niveau mondial. Avec cette votation, la Suisse sera le premier pays à avoir l’opportunité de s’engager clairement en faveur des droits humains.

Rien que par son appellation, l’initiative témoigne du flair politique et du sens de la communication du comité  d’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC): «Le droit suisse au lieu de juges étrangers » (initiative pour  l’autodétermination). Ces quelques mots résument une tendance politique qui n’a cessé de gagner du terrain ces  dernières années au niveau mondial et qui confronte les populations à de grands défis.

Cette tendance consiste à se dresser contre tout ce qui est ressenti comme «étranger», qu’il s’agisse des réfugié·e·s  ou des migrant·e·s, de la mondialisation ou de l’Union européenne. L’UDC part en guerre contre les «élites», les  juges, les bureaucrates, la Berne fédérale, sans oublier les grands patrons et les super-riches. Ce qu’elle veut soi-disant sauvegarder, c’est l’«autodétermination». Une valeur qu’il ne s’agit nullement de contester, mais est-ce bien le sujet du débat ? Car ce mot est ici synonyme de nationalisme, de «suissitude», de repli sur soi. Il en va de même lorsqu’on brandit l’argument d’une prétendue «volonté du peuple» suisse.

Les initiant·e·s ne font pas que surfer habilement sur la vague populiste. Depuis la décennie 1990, ils sont eux-mêmes les instigateurs d’une rhétorique dont se sont inspirés les partis d’extrême droite européens. Un discours qui
s’est imposé ces dernières années dans plusieurs pays avec le Brexit, l’élection de Donald Trump, la percée du  mouvement «Cinque stelle» en Italie et le succès des partis populistes auprès du grand public.

Des leçons oubliées

Amnesty International s’alarme aujourd’hui d’une crise mondiale des droits humains: les attaques contre le droit  international sont de plus en plus décomplexées, les persécutions se multiplient contre les défenseur·e·s des droits  humains, l’échec de l’Europe face à la crise des réfugié·e·s devient manifeste – et on pourrait citer bien d’autres  exemples.

Souvenons-nous que les droits humains ont été instaurés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour  empêcher que les horreurs de la Shoah ne se reproduisent. Aujourd’hui, septante ans après, les leçons de l’Histoire  semblent peu à peu tomber dans l’oubli et le fragile consensus autour des droits humains est de plus en plus  fréquemment remis en question.

L’enseignement que l’Europe a tiré des abominations du conflit mondial s’est traduit par une volonté de favoriser la
démocratie, l’État de droit et les droits humains: c’est à cette fin qu’a été fondé en 1949 le Conseil de l’Europe, qui adoptait un an plus tard la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et instituait en 1959 la Cour  européenne des droits de l’homme (CrEDH) à Strasbourg.

Le nouvel ordre mis en place durant les années d’après-guerre s’articule autour de deux piliers: le marché commun  de l’Union européenne et l’ensemble des droits auxquels ont souscrit les États membres du Conseil de l’Europe. Le  continent leur doit septante années de stabilité, de paix et de prospérité. Il est clair aujourd’hui que cet ordre connaît une crise majeure et que de vigoureuses attaques tentent d’en saper les fondements.

Une offensive de la Suisse

La Suisse a tiré profit de l’ordre européen durant des décennies. Or, c’est justement ce pays qui part aujourd’hui à  l’assaut de l’ouvrage patiemment mis en place, en ouvrant le feu sur la CEDH et la CrEDH.

Notre pays a adhéré tard au Conseil de l’Europe (1963) et il a fallu plus de dix années supplémentaires pour qu’il  ratifie la CEDH (1974), son refus d’accorder le droit de vote aux femmes l’en ayant écarté durant des décennies.  Mais il s’est ensuite rapidement hissé au rang de premier de classe. La Suisse s’est beaucoup engagée au sein du  Conseil de l’Europe, se targuant d’être la gardienne des droits humains et de détenir le record du plus faible nombre  de jugements de la CrEDH. Seulement 1,6 % des plaintes individuelles déposées auprès de la Cour de Strasbourg ont abouti jusqu’à présent à un jugement contre la Suisse. Ces jugements et la CEDH elle-même ont constitué pour la  Suisse un cadre d’orientation grâce auquel elle a accompli d’importants progrès en matière de droits humains.

Seulement 1,6 % des plaintes individuelles déposées auprès de la Cour de Strasbourg ont abouti jusqu’à présent à un jugement contre la Suisse.

Ces droits sont apparemment insupportables aux initiant·e·s de l’initiative sur les juges étrangers. L’UDC a lancé son offensive contre la protection des droits humains lorsqu’elle s’est aperçue que la CEDH avait le pouvoir de limiter  l’application d’initiatives populaires contraires au droit international, souvent lancées par le parti populiste. Ces  dernières années, plusieurs initiatives se sont employées à torpiller des droits garantis par la CEDH (internement à vie, expulsion des criminels étrangers, interdiction des minarets, etc.). Ces initiatives n’ont jusqu’ici pas (encore) valu  de condamnation à la Suisse. Mais supprimer la protection de la CEDH faciliterait la mise en oeuvre en Suisse  de politiques faisant fi des droits des minorités.

Si l’initiative sur les juges étrangers était acceptée, l’UDC pourrait immédiatement exiger que la Suisse dénonce la CEDH, car celle-ci contredit déjà la Constitution fédérale sur certains points. Ainsi, l’interdiction d’édifier des minarets est un des cas où le droit helvétique entre en conflit avec la CEDH, qui garantit la liberté de religion.

Alors que d’autres initiatives controversées se cantonnent à certains thèmes symboliques (comme l’interdiction de la burka), l’initiative contre les droits humains peut potentiellement bouleverser notre ordre juridique en rendant leur  protection inopérante. Car, selon le texte soumis au peuple, les droits fondamentaux garantis par notre Constitution  pourraient en tout temps être modifiés, voire supprimés par une initiative populaire.

Un signal fort pour les droits humains?

Depuis septante ans, les droits humains sont toujours en voie de parachèvement. Des traités ont été signés et des  institutions mises en place pour les appliquer. Nous nous apercevons aujourd’hui que ces textes ne sont pas gravés dans le marbre. Ils sont menacés par des politiques qui, sans proposer aucune solution, promettent des effets  mirobolants à court terme. Leurs recettes: monter la population contre la population étrangère, accuser les élites de tous les maux, et en même temps écraser les plus faibles.

La Suisse n’est pas seule à s’attaquer aux droits humains. La Russie de Poutine n’applique plus sans réserve les  jugements de la CEDH et le président Erdogan a mis la CEDH partiellement hors-jeu en décrétant l’état d’urgence en Turquie.

Les citoyen·ne·s suisses peuvent évidemment réclamer la dénonciation de la CEDH, si telle est leur volonté. Mais les  initiant·e·s doivent annoncer clairement que c’est là leur intention. Révoquer la protection des droits humains ne doit pas se faire de façon sournoise, en se dissimulant derrière une polémique sur les juges étrangers.

Nous avons tout à perdre à nous soumettre à la loi du plus fort, à supprimer les règles qui protègent les minorités et  les libertés individuelles. Au vu du chaos et des violations du droit partout dans le monde, pourquoi devrions-nous renoncer volontairement à nos droits et à nos protections ? Il n’est d’ailleurs nullement exclu que les citoyen·ne·s privilégient les règles et la stabilité, et qu’en balayant l’initiative contre les droits humains, ils envoient un signal fort  bien au-delà des frontières de la Suisse.