Anni Lanz, Norbert Valley und Lisa Bosia Mirra (de gauche à droite). © Julie Jeannet, Réseau évangélique suisse, Sarah Bittel
Anni Lanz, Norbert Valley und Lisa Bosia Mirra (de gauche à droite). © Julie Jeannet, Réseau évangélique suisse, Sarah Bittel

MAGAZINE AMNESTY Suisse Le courage de désobéir

Par Julie Jeannet - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 95, Décembre 2018
Alors que les conditions d’asile sont devenues de plus en plus restrictives, les autorités ciblent désormais des citoyen·ne·s qui viennent en aide aux requérant·e·s débouté·e·s. Certain·e·s affrontent la justice pour dénoncer une loi qu’elles et ils considèrent injuste.

Mars 1938. Alors que le Troisième Reich annexe l’Autriche, la Suisse ferme ses frontières aux Juifs. Vingt mille personnes sont refoulées. Paul Grüninger, commandant de police responsable des frontières au sud du lac de
Constance, désobéit. Il ferme les yeux sur de faux visas et en falsifie d’autres pour permettre à plus de 3000 personnes juives de rejoindre le territoire helvétique. Dénoncé au printemps 1939, il est destitué, condamné à une lourde peine et privé de retraite. Il répète jusqu’à la fin de sa vie que si c’était à refaire, il n’agirait pas autrement. Vingt-trois ans plus tard, son jugement pénal est annulé et sa famille dédommagée. L’an dernier, une rue du nord-ouest de Jérusalem a été baptisé en son nom.

Retraitée déterminée

Aucune rue ne porte le nom d’Anni Lanz. Pourtant, cette frêle petite dame au regard bleu acier aide les réfugié·e·s depuis plus de trente ans. Elle est née un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais n’oublie pas le refoulement de milliers de personnes aux portes de la Suisse. «Nous nous étions dit que nous ne devions jamais reproduire les mêmes erreurs, mais il me semble qu’aujourd’hui nous avons un peu oublié», raconte cette Bâloise installée dans le Val Terbi.

En février dernier, elle aussi enfreint la loi. Elle se rend à Domodossola pour porter secours à Arshad*, un jeune Afghan qui dormait dehors alors que le thermomètre avoisinait les moins dix degrés. La Suisse l’avait refoulé vers  l’Italie, sur la base des accords de Dublin. «Lors de notre première rencontre, j’ai vu qu’il était gravement malade. Il  avait fait plusieurs tentatives de suicide et avait été hospitalisé à cinq reprises en six mois. Les rapports médicaux  recommandaient de ne pas l’expulser en raison de sa détresse psychique et soulignait la nécessité qu’il puisse rester  auprès de sa soeur, installée en Suisse, mais les autorités l’ont expulsé quand même», détaille la retraitée, la colère  dans la voix.

Lorsque le beau-frère d’Arshad lui raconte qu’aucun centre d’asile italien n’a pu l’héberger, qu’on lui a volé ses  bagages et qu’il dort dans le froid, elle saute dans une voiture direction l’Italie. Elle le retrouve à la gare couvert   d’engelures. «Comme nous n’avions aucune autre solution, j’ai décidé de le ramener en Suisse, mais avons été   arrêtés à la frontière de Gondo». La femme de 72 ans écope de trente jours-amende à 50 francs avec sursis assortis   de 300 francs de frais de justice, pour «incitation à l’entrée illégale sur le territoire suisse» en violation de l’article  116 de la Loi sur les étrangers. Anni Lanz fait recours. «Je veux rendre cette histoire publique pour dénoncer la  façon inacceptable dont la Suisse applique les accords de Dublin.»

Depuis Gondo, Arshad* est immédiatement renvoyé vers l’Italie. Elle apprend quelques semaines plus tard que son protégé a été admis dans une clinique psychiatrique après s’être mutilé. Elle contacte Lisa Bosia Mirra, une amie tessinoise qui l’aide à déposer une demande d’asile et à trouver un hébergement en Italie.

Mineurs refoulés au Tessin

Les âmes indociles se rencontrent. Arshad* n’est pas la première personne que Lisa Bosia Mirra aide. La battante de 45 ans a reçu le prix « Alpes ouvertes » pour son engagement envers les migrant·e·s. Sept décennies après Paul Grüninger, la députée socialiste au Grand Conseil tessinois fait elle aussi passer la frontière suisse à des personnes en détresse. Le drame se déroule cette fois-ci au sud des Alpes. À l’été 2016, cinq cents personnes sont bloquées à Côme, à la frontière tessinoise. Impossible de poursuivre leur chemin pour retrouver leurs proches en Suisse ou plus au nord de l’Europe, les gardes-frontière suisses refoulent des centaines de personnes, notamment des mineur·e·s non accompagné·e·s.

La politicienne se met à documenter les nombreux cas de refoulement. « Les gardes-frontière n’autorisaient pas certain·e·s migrant·e·s à entrer pour déposer une demande d’asile, même des mineurs qui avaient de la famille en Suisse, il y avait des enfants de 15, 14 et parfois même 11 ans. » Elle recueille les témoignages de personnes  torturées en Libye : impacts de balle, strangulation, certaines blessures sont encore fraîches. « Je ne pouvais plus  dormir confortablement chez moi et les laisser le soir dans une situation si terrible. Je devais les aider. Point. » La militante cache alors à plusieurs reprises des personnes dans sa voiture et passe la frontière, mais les autorités la surveillent. Le 1er septembre, elle est arrêtée à San Pietro di Stabio au sud du Tessin, alors qu’elle fait office d’éclaireuse à une camionnette transportant quatre Érythréens dont trois mineurs. Elle est condamnée à une peine pécuniaire de 8800 francs avec sursis et une amende de 1000 francs pour « incitation répétée à l’entrée, à la sortie et au séjour illégaux. » On lui reproche d’avoir à neuf occasions aidé vingt-quatre Érythréens et Syriens,  essentiellement des mineurs non accompagnés, à entrer en Suisse clandestinement. « C’était évident qu’ils allaient m’arrêter, mais ces gens avaient besoin d’aide. J’ai fait appel car on ne peut pas m’empêcher d’aider des gens parce qu’ils n’ont pas les bons papiers. »

Sa condamnation très médiatisée pèse lourd sur sa vie. « J’ai reçu des menaces de mort. Je ne sors plus dans la rue  aussi librement qu’avant et mon casier judiciaire m’empêche de retrouver du travail. » On lui a également demandé de démissionner du Grand Conseil, mais elle a refusé, arguant que sa condamnation n’était pas déshonorante.

Pasteur poursuivi

L’honneur de Norbert Valley est aussi sauf. « Je n’ai rien fait de mal, je l’ai écrit à la procureure du canton de  Neuchâtel, quelle que soit la loi par laquelle on me condamne, je ne me sens coupable de rien », clame le pasteur de l’Église évangélique de l’Arc jurassien. Interpellé par la police en février pendant le culte, l’homme de foi a été condamné à dix jours-amende à 100 francs avec sursis et 250 francs de frais de justice. Son délit : avoir prêté les clés de son église du Locle et nourri un ami togolais dont la demande d’asile avait été refusée. « Après avoir appris que tous les recours étaient rejetés, Joseph* allait vraiment mal. Il a même été hospitalisé pour dépression. Il a dû rendre les clés de son appartement et était vraiment très angoissé. Il ne voulait pas retourner au Togo, où sa vie était
en danger », raconte Norbert Valley. Le pasteur était-il conscient de commettre un acte illégal en hébergeant un jeune homme que les autorités cherchaient à expulser ? «On ne réfléchit pas comme ça. Nous ne sommes pas face à des dossiers mais à des êtres humains et il est impossible de calculer. Aime ton prochain comme toi-même, dit l’Évangile. Mon prochain ne se définit pas à la couleur de son passeport, à sa religion ou à la couleur de sa peau. Il n’y  a pas à réfléchir si c’est légal ou illégal. Je n’avais d’autre choix que de l’aider et si c’était à refaire je le referais»,  confie l’homme d’Église. Il est prêt à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg pour défendre le droit d’aider. «Je fais recours pour ces centaines de personnes condamnées qui n’ont pas les moyens de payer pour se défendre  et pour rêver encore un peu que mon pays ne va pas aussi mal qu’il n’y paraît.»

Traqué partout

Combien de personnes sont condamnées pour leurs actes solidaires et paient leur amende sans rechigner, se retrouvant ainsi avec une condamnation pénale au casier judiciaire? Les statistiques de l’Office fédéral de la statistique (OFS) montrent que 785 condamnations ont été prononcées l’an dernier pour « incitation à l’entrée,
au séjour ou à la sortie illégaux ». Il s’agit de l’infraction à l’article 116 alinéa 1 de la Loi sur les étrangers. Empathie ou cupidité ? Les statistiques ne permettent pas de distinguer les motifs pour lesquels des citoyen·ne·s ont aidé ces réfugié·e·s. Faudra-t-il désormais demander les papiers de chaque personne qui passe notre porte pour  s’éviter d’être accusé d’incitation au séjour illégal en Suisse ?

L’histoire de Valérie* le suggère. Cette Togolaise admise provisoirement en Suisse, veuve et mère de trois enfants, était une amie du requérant d’asile aidé par Norbert Valley. Une fois ce dernier arrêté, elle a elle aussi été interrogée par la police et condamnée. On lui reproche d’avoir « facilité le séjour illégal » en offrant le gîte et le repas à son ami à quelques reprises. Sa peine : dix jours-amende à 30 francs avec sursis et 310 francs de frais de justice. Son  assistance sociale l’a dissuadée de faire recours. La jeune femme se retrouve désormais avec un casier judiciaire, ce qui ne lui permet pas d’obtenir un permis B. « J’ai dit à mon ami qu’il ne pouvait plus venir chez moi. Cela m’attriste  mais je ne peux plus prendre de risques supplémentaires, j’ai trois enfants à charge », confie Valérie. « Joseph* se  sent traqué, il n’a plus le droit de venir nulle part. Sans statut légal en Suisse, tu n’existes plus », s’insurge Norbert  Valley. « Les chats et les chiens sont mieux traités que les requérants déboutés. »

Rectifier la loi

Anni Lanz, Lisa Bosia Mirra et Norbert Valley ont tous trois été condamnés pour violation de l’article 116 de la Loi sur les étrangers. Entrée en vigueur en 2008, cette loi a fait disparaître une clause de non-punissabilité pour les  personnes facilitant le séjour illégal en Suisse d’étrangers pour « motifs honorables ». Le Code pénal prévoit toujours  une atténuation de peine si les motivations de la personne sont considérées comme honorables, mais la personne est malgré tout condamnée par la justice. Cette disposition prévoit une peine allant jusqu’à un an de prison. Si la plupart  des personnes condamnées écopent de joursamende, elles se retrouvent cependant sur le banc des accusé·e·s,   voient leur casier judiciaire noirci et leur compte en banque allégé. La conseillère nationale écologiste genevoise Lisa  Mazzone veut rectifier le tir. Elle a déposé le 28 septembre une initiative parlementaire afin de réintroduire une  clause de nonpunissabilité lorsque les mobiles sont jugés honorables.

Si cet article visait à l’origine la criminalité opérée par les passeurs, il semble aujourd’hui outrepasser ses   prérogatives. « Actuellement, l’article 116 est formulé de manière si large qu’il peut encourager la non-assistance et   criminaliser les défenseurs des droits des migrants et des réfugiés agissant selon des motifs humanitaires. Selon le  droit international, les États doivent protéger les défenseurs des droits humains. La solidarité doit être encouragée et  non punie », explique Muriel Trummer, juriste en charge de l’asile chez Amnesty Suisse. En criminalisant toute aide à  l’entrée ou au séjour sur son territoire, la Suisse figure parmi les États européens les plus sévères.

Répression européenne

La solidarité n’est pas réprimée uniquement en Suisse. Plusieurs affaires similaires ont été médiatisées récemment.  En France, Cédric Herrou, un producteur d’huile d’olive, a été poursuivi pour avoir aidé des centaines de migrant·e·s à traverser la frontière entre la France et l’Italie dans la vallée de la Roya. Martine Landry, une militante d’Amnesty, est inquiétée par la justice pour avoir aidé deux mineurs à entrer clandestinement sur le territoire français depuis Vintimille. Enfin, Théo Buckmaster et Bastien Stauffer, deux Genevois, ainsi qu’une Italienne et quatre Français sont accusé·e·s par la justice française d’avoir aidé une trentaine de personnes à entrer sur le territoire en bande  organisée. Arrêtés après une manifestation à Briançon, leur procès a débuté le 8 novembre à Gap. Le procureur a  requis six  mois de prison avec sursis contre les deux Genevois. Une décision sera rendue le 13 décembre.

Lueur d’espoir : le 5 juillet dernier, la Commission des libertés civiles du Parlement européen a adopté une résolution exigeant des États membres que l’aide humanitaire aux migrant·e·s ne soit pas considérée comme une infraction  pénale. À l’heure où nous mettons sous presse, Lisa Bosia Mirra et Norbert Valley ne connaissent pas la date de leur prochaine audience, mais sont déterminés à se battre bec et ongles pour défendre la solidarité. L’initiative de Lisa  Mazzone ne devrait pas être examinée par le Parlement avant le printemps prochain. Il y a donc peu de chances  qu’elle influe sur le procès de nos protagonistes. Norbert Valley lance un appel : « Notre pays se targue de l’héritage d’Henri Dunant et des Conventions de Genève, alors qu’il s’en éloigne. Celles et ceux qui ont encore une conscience doivent se battre pour ceux et celles qui l’ont perdue. »

* Prénom modifié pour protéger l’identité de la personne.