La guerre qui oppose les rebelles houthis aux forces gouvernementales et une coalition dirigée par l’Arabie saoudite a fait 57 000 mort·e·s dont de nombreux civils et affamé deux millions d’enfants. © AI
La guerre qui oppose les rebelles houthis aux forces gouvernementales et une coalition dirigée par l’Arabie saoudite a fait 57 000 mort·e·s dont de nombreux civils et affamé deux millions d’enfants. © AI

MAGAZINE AMNESTY Yémen: la guerre ignorée De la guerre civile à la tempête décisive

Par Julie Jeannet - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 96, Mars 2019
Alors que le Yémen s’embourbe dans sa cinquième année de guerre, Samir Mokrani, anthropologue spécialiste de la région, revient sur les racines du conflit. Il décrit les intérêts religieux et politiques en jeu et scrute les espoirs suscités par le cessez-le-feu d’Hodeida.

 Samir Mokrani est anthropologue spécialiste du Moyen-Orient et du Yémen. Il a travaillé comme coordinateur au sein d’un projet de l’UNESCO à Sanaa durant trois ans, avant de se lancer dans une carrière de consultant géopolitique pour des entreprises et des projets de développement. Il a également travaillé comme conseiller de mission pour Médecins Sans Frontières en 2015 et 2016 dans le centre du Yémen.

> AMNESTY Pourquoi parle-t-on d’une guerre oubliée au Yémen ?

< Samir Mokrani : Durant trois ans, le conflit yéménite s’est déroulé dans l’indifférence, car il ne met pas en scène des puissances mondiales majeures comme en Syrie. On le décrit comme une guerre par procuration entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui intéresse peu l’Occident, puisqu’elle se déroule dans un pays pauvre qui ne produit plus beaucoup de pétrole ni de gaz. Depuis que l’ONU et des organisations comme Amnesty International ou Médecins sans frontières dénoncent les exactions de la coalition et les atteintes aux droits humains par les houthis, ainsi que des centres de détention secrets émiratis (ndlr: voir encadré), il devient difficile de faire comme si cette guerre n’existait pas. Le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi a, de surcroît, attiré l’attention sur l’implication de l’Arabie saoudite au Yémen.

> On mentionne souvent le printemps yéménite comme l’origine du conflit, car c’est suite aux révoltes de 2011 que le président Ali Abdallah Saleh a démissionné. Que lui reprochait- on?

< Son régime était semi-autoritaire, népotiste et corrompu. On le soupçonne d’avoir triché lors de nombreuses élections ; le président s’est quand même maintenu près de 35 ans au pouvoir. Le régime de Saleh n’a pourtant jamais sombré dans les dérives autoritaires de Saddam Hussein ou de Bachar al-Assad. Rappelons que le Yémen était la seule république de toute la péninsule arabique. La liberté y était donc plus grande que dans les émirats ou les royaumes de la région.

> C’est la prise du pays par les rebelles houthis qui a mis le pays à feu et à sang?

< Oui. Dès le mois de février 2014, des affrontements éclatent entre des miliciens houthis et des groupes sunnites salafistes dans la région de Dammaj. Très rapidement, les rebelles du nord parviennent à occuper plusieurs régions. Dès septembre 2014, ils parviennent à prendre la capitale Sanaa, occupant à ce moment l’ensemble des gouvernorats du nord. C’est en avril 2015 que la guerre civile bascule dans une guerre régionale, avec le lancement de l’opération « Tempête décisive » contre les rebelles houthis, par une coalition de pays arabes réunie autour de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.

> Qui sont les houthis?

< Il s’agit à la fois d’un parti politique, d’un courant de renouveau religieux et d’une milice armée. Le mouvement trouve ses origines dans le nord du pays, essentiellement dans le gouvernorat de Saada, dont la population appartient dans son immense majorité au courant religieux zaydite chiite. Ses origines remontent à la guerre civile yéménite des années 50-60, qui avait opposé les nouvelles forces républicaines au pouvoir autoritaire de l’imam Yahyã, dans ce qui constituait alors le Yémen du Nord. Après la guerre, le régime a marginalisé les populations du nord parce qu’elles avaient majoritairement soutenu l’imam contre les Républicains. Le nord a toujours été délaissé en matière de développement et d’infrastructures, ce qui a alimenté un esprit de révolte contre le régime. Le mouvement porte le nom de houthis en l’honneur de leur chef Hussein Badreddin al- Houthi, assassiné en 2004.

> Malgré les bombardements de la coalition, les fronts n’ont que peu bougé depuis 2015. Comment expliquer que les houthis continuent à occuper la majorité du pays?

Dans une partie des régions du Nord, ils bénéficient d’un large soutien, notamment dans le gouvernorat de Saada mais également à Hajja, Amran et même à Sanaa. Aujourd’hui, les Saoudiens et les Émiratis réalisent que les frappes aériennes ne suffisent pas à faire reculer les houthis. Les bombardements détruisent des chars mais les milices houthis restent présentes autour de ce front et la coalition n’arrive pas à avancer.

> De quelle façon la religion nourrit-elle le brasier de la guerre?

< Il y a clairement une surenchère entre les deux camps pour se présenter comme le champion de l’Islam. D’un côté, nous avons les houthis, des zaydites chiites qui se sont rapprochés du chiisme iranien afin d’obtenir leur soutien politique. Et de l’autre, l’armée yéménite, dont les meilleurs groupes sont les milices salafistes soutenues par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Les houthis reprochent au régime d’être trop proche des Américains et d’utiliser la présence d’Al-Qaïda pour obtenir des financements militaires, en trahissant la cause islamique. Le paradoxe aujourd’hui, c’est que les houthis font face à des brigades salafistes qui ont une idéologie encore plus extrême. Cela dit, il faut garder à l’esprit que la situation est rendue encore plus complexe par la présence de groupes indépendantistes sudistes et par celle de groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda et à Daech.

> Quels intérêts ont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis au Yémen?

< Le fief des houthis se trouve à 20 kilomètres de l’Arabie saoudite. Le royaume voit d’un très mauvais oeil l’instauration d’un pouvoir chiite, allié à l’Iran, à ses frontières. Les intérêts commerciaux sont attribués aux Émirats arabes unis. Ils ont acquis des franchises sur plusieurs ports d’Afrique de l’Est et ils veulent mettre la main sur les ports d’Aden et d’Hodeida pour développer leur commerce. Ils pourraient aussi avoir des intérêts pétroliers. Certains médias avancent qu’il y a des réserves cachées de pétrole dans les régions centrales où les milices émiraties sont actives.

> À l’automne, plusieurs pays occidentaux, dont la Suisse, ont décidé de suspendre leurs livraisons de matériel de guerre à destination de l’Arabie saoudite. C’est plutôt encourageant…

< Oui, mais il s’agit surtout de pays mineurs comme l’Allemagne, la Suède. Les Américains et les Britanniques, qui représentent la grande majorité des exportations, ont continué de le faire. Le commerce des armes vers la coalition est appuyé par l’argument que les houthis ne respectent pas le droit international ni les résolutions de l’ONU. En effet, les occidentaux continuent à justifier leurs livraisons d’armes en se basant sur la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui impose aux houthis d’évacuer les zones qu’ils ont occupées.

> Le 13 décembre, un cessez-le-feu a été conclu pour la région d’Hodeida. La situation s’est-elle améliorée depuis pour les civil·e·s?

< Il s’agit du succès véritable de l’ONU dans cette crise yéménite. Il y a eu depuis des affrontements sporadiques dans les banlieues sud-est, mais la trêve est maintenue au niveau du port et du centre-ville d’Hodeida. Cet accord a eu des résultats tangibles. C’est extrêmement important, puisqu’il s’agit du port principal d’où arrivent toutes les importations de médicaments et la nourriture. L’aide humanitaire commence donc à passer. En revanche, sur les fronts de Saada, de Nihm et Bayda, des combats extrêmement violents continuent de faire rage. La paix relative à Hodeida ne signifie pas que la guerre est terminée.

Centres de détention secrets émiratis

Un rapport d’Amnesty International publié en juillet dernier accuse les Émirats arabes unis (ÉAU) d’avoir commis de graves crimes dans les centres de détention tenus par leurs troupes au Yémen. Celles-ci auraient arbitrairement arrêté, détenu et torturé des dizaines de personnes pendant des mois. Certaines seraient mortes en détention. Depuis qu’ils ont rejoint le conflit en mars 2015, les ÉAU ont créé, formé, équipé et financé diverses forces de sécurité locales, appelées les forces d’élite et les forces de la ceinture de sécurité. Ils ont également formé des alliances avec des responsables des services de sécurité yéménites, qui se sont soustraits à l’autorité de leur gouvernement. Amnesty a enquêté sur les cas de 51 hommes détenus par ces forces dans les gouvernorats d’Aden, Lahj, Abyan, Hadramaout et Shabwa. Les familles des détenus ont parlé de leur quête désespérée. Les mères, les épouses et les soeurs des victimes de disparitions forcées organisent des manifestations depuis près de deux ans, faisant la tournée des bureaux du gouvernement. L’objectif déclaré de l’implication des ÉAU est de combattre le « terrorisme ». Cependant, de nombreuses arrestations se basent sur des soupçons infondés et des vendettas personnelles. Les arrestations ciblent les personnes qui critiquent la coalition, notamment des militant·e·s et des journalistes, ainsi que des sympathisant·e·s des Frères musulmans. Les ÉAU nient toute implication dans les pratiques de détention illégale au Yémen, malgré les nombreux éléments qui prouvent le contraire. Le gouvernement yéménite a, quant à lui, assuré qu’il ne contrôlait pas les forces de sécurité formées et soutenues par les Émirats.