L’industrie de l’armement suisse a continué à exporter du matériel de guerre vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis depuis le début du conflit au Yémen. Ici, des enfants ramassent des éclats de missiles tirés par la coalition militaire sur la ville de Sanaa, le 20 janvier 2019. © REUTERS/Khaled Abdullah
L’industrie de l’armement suisse a continué à exporter du matériel de guerre vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis depuis le début du conflit au Yémen. Ici, des enfants ramassent des éclats de missiles tirés par la coalition militaire sur la ville de Sanaa, le 20 janvier 2019. © REUTERS/Khaled Abdullah

MAGAZINE AMNESTY Yémen: la guerre ignorée Un négoce sanglant

Par Jean-Marie Banderet - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 96, Mars 2019
À la tête de la coalition engagée contre la rébellion houthie, l’Arabie saoudite ne produit pas d’armes. Toutes les bombes qui pleuvent sur le Yémen sont donc de fabrication étrangère. Un commerce cynique auquel la Suisse prend aussi part. Enquête.

Il est près de 8h20 ce matin du 9 août 2018. Le bus qui transporte une cinquantaine d’élèves s’arrête au marché de Dahyan, un village dans le nord-ouest du Yémen aux mains de la rébellion houthie, pour y acheter de quoi manger. Une minute plus tard, c’est le chaos. Du bus, il ne reste que des morceaux de ferraille tordus. Des témoins ramassent des morceaux de chair partout autour de la carcasse. Ainsi que des débris de la bombe larguée par un avion de la coalition menée par l’Arabie saoudite : une Mk 82, fabriquée par l’entreprise américaine Lockheed Martin.

Depuis le début du conflit en septembre 2014, les victimes civiles imputables aux quelque 18 000 frappes aériennes de la coalition se comptent en dizaines de milliers. Parmi celles-ci, au moins 13 000 enfants auraient trouvé la mort, selon les chiffres de l’ONU. Si le bombardement du bus à Dahyan a choqué l’opinion publique, Washington ne semble pas s’en émouvoir outre mesure : le 20 novembre dernier, réagissant à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le président américain Donald Trump justifiait publiquement les exportations étasuniennes vers l’Arabie saoudite par une phrase simple : «Si je décide de les couper, ils iront acheter leur équipement militaire en Russie et en Chine.»

Une manne pour l’industrie ?

C’est que les ventes d’armes vers les pays du Golfe – Arabie saoudite en tête avec son budget militaire de 56,7 milliards de dollars en 2015 – représentent un marché très important que se partagent bon nombre de pays occidentaux : États-Unis, Royaume-Uni, France, Espagne, Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Italie, Belgique, mais aussi la Suisse. Sur la période qui s’étend de 2011 à 2017, cette dernière se place au sixième rang des marchands d’armes, à en croire les chiffres publiés par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

 Selon les statistiques du Secrétariat d’État à l’économie (SECO), le chiffre d’affaires des ventes d’armes suisses vers l’Arabie saoudite avoisine les 95 millions de francs sur la même période. Pourtant, un autre client du Golfe, lui aussi membre de la coalition, lui vole la vedette : les Émirats arabes unis (ÉAU) ont quant à eux acheté pour plus de 438 millions de francs d’armement made in Switzerland.  À eux deux, les États-Unis et le Royaume-Uni détiennent plus de 81% de ce commerce, selon les statistiques du SIPRI, contre 1,8% pour la Suisse. Alors, pourquoi conserver ces relations peu fréquentables ?

«Plusieurs pays – et c’est surtout vrai pour ceux qui exportent des armes lourdes – ont développé une dépendance à l’exportation», explique Marc Finaud, ancien diplomate français et expert au Geneva Centre for Security Policy (GCSP). Si l’on ajoute à cela le fait que la plupart des exportations ne sont pas seulement constituées de biens, mais aussi de contrats de maintenance, «le pays se trouve ligoté à sa clientèle», résume l’expert. En Suisse aussi, l’industrie essaye de défendre ses intérêts et trouve un soutien auprès du Conseil fédéral. En juin dernier, celui-ci a assoupli une nouvelle fois l’Ordonnance sur le matériel de guerre (OMG) au nom du maintien de l’industrie.

Armes «défensives»

Selon le SECO, le matériel expédié au cours de ces dernières années en Arabie saoudite est surtout constitué d’armes légères et de munitions, ainsi que de «matériel de conduite de tir» – soit des systèmes d’acquisition de cibles pour des canons antiaériens. «Étant donné la conception et la palette d’utilisation de ces armes, la probabilité qu’elles soient employées à des fins abusives pour commettre des violations graves des droits humains est très faible», explique Fabian Maienfisch, porte-parole du SECO. Selon la ligne officielle, cet équipement a donc une vocation défensive, plutôt qu’offensive.

 

«Même si ces armes ne sont pas utilisées pour l’offensive, en les livrant, nous renforçons la puissance de ces pays, alimentons leur course à l’armement et leur capacité à mener une guerre.» - Lisa Mazzone, conseillère nationale (Verts-GE)

Pour Lisa Mazzone, conseillère nationale des Verts, la distinction n’est pas si claire. «Le problème est que cette séparation n’est pas si simple, comme on a pu le voir avec les avions d’entraînement Pilatus, qui peuvent être transformés en avions de guerre. Et même si ces armes ne sont pas utilisées pour l’offensive, en les livrant, nous renforçons la puissance de ces pays, alimentons leur course à l’armement et leur capacité à mener une guerre.» Le royaume possède en effet d’autres pièces d’équipement suisses, dont plus de mille transports de troupes blindés fabriqués par la firme suisse Mowag, ainsi qu’une cinquantaine de Pilatus. Le même type d’armement est envoyé vers les ÉAU.

Garde-f(l)ou

Il aura fallu quatre ans et l’escalade de violence qui a mené à la crise humanitaire que traverse le Yémen pour que le Traité sur le commerce des armes (TCA) commence à être suivi d’effets. Signé par 92 États, parmi lesquels on retrouve cinq des plus grands marchands de canons du monde, le TCA interdit depuis 2014 la circulation d’armes à destination de pays où l’on sait qu’elles serviraient à commettre des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides ou autres atteintes graves aux droits humains. Pourtant, ce n’est qu’à l’automne dernier que des pays de l’Union européenne commencent à suspendre leurs exportations vers les pays du Golfe.

La Belgique ouvre le bal en juin 2018, en gelant ses ventes vers l’Arabie saoudite, suivie en septembre par l’Espagne, qui gèle la livraison de 400 bombes guidées au laser (du type de celles qui pleuvent sur le territoire yéménite) et l’Allemagne le mois suivant. En Suisse cependant, la législation a plutôt tendance à favoriser les industriels. Depuis 2009, plusieurs restrictions aux autorisations d’exportation vers le Moyen-Orient ont été levées. En témoignent l’abandon en 2016 du moratoire concernant les pays impliqués dans la guerre au Yémen, ou la décision plus récente d’instaurer des dérogations à l’interdiction de vendre des armes à des pays impliqués dans un «conflit armé interne».

 

«La connivence entre le SECO et les marchands d’armes ouvre la porte à toutes les interprétations de la loi.» - Lisa Mazzone, conseillère nationale (Verts-GE)

Si la Syrie et le Yémen sont expressément exclus de ces autorisations, il faudra cependant attendre octobre et l’assassinat de Jamal Khashoggi, pour que le SECO ordonne aux douanes de geler les exportations vers l’Arabie saoudite. «Compte tenu de l’implication de l’Arabie saoudite et des ÉAU dans la guerre dramatique au Yémen, poursuit Lisa Mazzone, livrer des armes à ces pays est criminel – y compris des armes de défense – car cela renforce la puissance militaire de la coalition qui mène des frappes. Et cela alors que des crimes de guerre sont perpétrés.» En réaction à ces règles trop souples, une initiative populaire fédérale – l’initiative de rectification –, propose d’exclure purement et simplement les exportations d’armes dans les pays impliqués dans une guerre civile et dans ceux qui violent systématiquement et gravement les droits humains. Sans aucune exception.

Pour la conseillère nationale, il s’agit du meilleur moyen d’assurer que les contournements dans le processus des autorisations n’aient plus lieu. Mais les critiques n’émanent pas seulement du comité d’initiative. Le 3 septembre, un rapport du contrôle des finances épinglait la proximité entre le gouvernement suisse et son industrie de l’armement. En cause, notamment, les contrôles jugés trop laxistes auprès des entreprises et des moyens insuffisants. «La connivence entre le SECO et les marchands d’armes ouvre la porte à toutes les interprétations de la loi et autres astuces de l’industrie, comme passer par des pays intermédiaires. Le meilleur moyen d’empêcher ces contournements est d’avoir enfin une loi claire, qui ne permette pas d’interprétations douteuses», conclut Lisa Mazzone. Mais sans une action unanime de la communauté internationale, le ciel yéménite demeurera couleur plomb encore longtemps.


Où finissent les armes ?

«L’Arabie saoudite est un cas d’école : c’est un des rares pays qui ne produit aucun armement, mais en exporte.» L’expert du GCSP Marc Finaud soulève ainsi le problème de la destination finale des armes livrées vers le royaume. Le 6 février, un rapport d’Amnesty révélait que les Émirats arabes unis revendent illégalement différents types d’armes à des milices qui opèrent au Yémen, soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre.

Le rapport ne mentionne pas l’implication directe d’armes suisses dans les crimes documentés mais, d’après un rapport de l’agence de presse Deutsche Welle, des grenades à main, de fabrication suisse auraient été livrées aux ÉAU par l’entreprise suisse RUAG en 2003 et seraient utilisées au Yémen. Pour tenter de limiter les détournements, les États sont tenus de vérifier que les équipements finissent bien entre les mains du destinataire autorisé avant de délivrer une licence d’exportation.

«C’est lors de l’étape suivante, lors de la livraison, qu’il y a le plus de lacunes», explique Marc Finaud. Rares sont les pays qui disposent des moyens humains et financiers nécessaires pour effectuer un contrôle de la livraison. «Les États-Unis sont le principal pays à envoyer des agents vérifier que les armes sont bien livrées aux destinataires autorisés, poursuit l’expert. Mais souvent, les pays importateurs n’acceptent pas ces contrôles, qui empiètent sur leur souveraineté. On entre alors dans une zone grise : réexportation, transfert à des acteurs non étatiques, la trace des équipements est parfois brouillée.» En théorie, la réexportation est soumise à autorisation auprès du pays d’origine de l’équipement. Mais en pratique, il est parfois impossible de suivre cette trace. «Les exigences mises en place dans les pays de l’Union européenne dès 1998 sont bien plus strictes que les minima imposés par le TCA».