AMNESTY: > Comment expliquez-vous que tant de personnes LGBTQIA+ ayant grandi dans des pays musulmans ou au sein d’une famille pratiquante aient des difficultés à assumer leur orientation sexuelle et à la vivre ouvertement
< Elias : Le problème vient moins de la religion que de la culture. Très jeune, j’ai été frappé d’apprendre que l’islam historique était assez ouvert face à l’homosexualité. Ainsi, je m’interrogeais sur ce qui avait pu changer entre-temps. Durant les premiers temps de l’islam, les comportements homosexuels étaient très répandus et guère considérés comme problématiques. Deux raisons expliquent que ce ne soit plus le cas aujourd’hui : au XIXe siècle, on s’est mis à considérer l’homosexualité non plus comme un comportement, mais comme une identité. Sous l’effet de la colonisation européenne, les pays musulmans ont adopté cette manière de catégoriser les individus, ainsi que le jugement négatif attaché à certaines orientations sexuelles. On ne trouvera en revanche aucune référence directe à l’homosexualité dans le Coran. Les gouvernements des pays musulmans brandissent presque toujours l’argument que l’homosexualité est un « produit d’importation » de l’Occident, ce qui est absurde.
Les gouvernements des pays musulmans brandissent presque toujours l’argument que l’homosexualité est un « produit d’importation » de l’Occident, ce qui est absurde.
< Partagez-vous l’opinion selon laquelle ce n’est pas la religion qui pose problème, mais la culture ?
> Christian : Absolument. L’islam est invoqué à tort pour justifier des dogmes et des interdictions qui servent à marginaliser les minorités. L’homosexualité est vue comme l’origine de tous les maux. Dans ces pays, les personnes LGBTQIA+ sont soumises à une très forte pression. b Kerem : L’ignorance est un problème. Bon nombre de personnes musulmanes ne s’intéressent pas suffisamment au sujet pour réaliser que ce que leur racontent les imams et les autorités est faux. Il est urgent de rectifier les préjugés qui courent. Ce que de nombreuses mosquées et institutions religieuses évitent de faire, par peur de perdre leur pouvoir et leur influence. b Mazin : Je pense que l’on peut lire dans certains passages du Coran une condamnation de l’homosexualité, par exemple dans l’histoire de Lot et de Sodome. b Christian : Il s’agit d’une question d’interprétation. Le récit original reste très vague à ce propos. On ne trouve pas, dans tout le Coran, une seule ligne rejetant explicitement l’homosexualité. Kerem : On peut naturellement toujours bâtir toutes sortes d’interprétations négatives. Mais je n’y vois aucune base sérieuse.
> Ne serait-ce pas justement de là que viennent les difficultés ? Lorsqu’on fait dire ce qui nous convient au texte, et qu’on s’en sert pour appuyer ses thèses ?
< Christian : À la base, il y a un fort complexe d’infériorité. Durant des siècles, la civilisation arabe a dominé une bonne partie du monde dans les domaines scientifique, culturel et militaire. La perte de ce statut est difficile à encaisser. D’où l’importance de marquer sa différence avec l’Occident et l’attachement à une foi dogmatique. b Elias : Celui qui ose remettre en question les dogmes du passé se voit aussitôt violemment accusé de vouloir « révolutionner l’islam ». Le rejet de l’homosexualité est tellement répandu que le simple fait de s’interroger sur le bienfondé de cet anathème est déjà considéré comme sacrilège.
Mazin : Lorsque je repense à mon adolescence tourmentée en Arabie saoudite, toutes ces réflexions n’ont pas beaucoup de poids face aux angoisses, à la haine de soi et aux envies de suicide que j’ai pu ressentir alors. Christian : Il s’agit pourtant de trouver une manière de coexister, quelle que soit l’interprétation à laquelle on tient. Il est pratiquement impossible de changer l’opinion des gens, mais nous devrons au moins pouvoir leur faire accepter qu’il existe d’autres manières de voir.
> Racontez-nous comment s’est passé votre coming out.
< Mazin : J’ai su très jeune que j’étais gay, mais je le ressentais comme une énorme tare et je m’efforçais donc d’être irréprochable. J’étais non seulement un excellent élève, mais un musulman extrêmement pratiquant. Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que la religion a perdu de son importance et que j’ai commencé à explorer librement ma sexualité. Mais je continuais à me détester pour cela, en particulier à cause du mépris voué aux gays dans la société saoudienne. Je suis tombé en dépression et me suis soumis pendant cinq ans à un traitement médical. Ce n’est que plus tard que je me suis réconcilié avec ma sexualité.
> Christian, pourquoi avoir choisi de vous convertir à l’islam ?
< Christian : J’ai grandi à Nuremberg, où j’ai reçu une éducation protestante, et j’ai fait mon coming out à dix-neuf ans. J’ai rompu avec l’Église dans la foulée, car je ne m’y sentais plus reconnu. L’islam m’attirait déjà à l’époque, mais en tant qu’homme gay, je pensais n’y être pas particulièrement bienvenu. J’ai donc longtemps vécu ma foi monothéiste dans mon coin, sans être lié à une quelconque religion. En 2017, je me suis tourné vers l’islam, en comprenant que cette religion pouvait être vécue de manière progressiste et inclusive. J’ai entamé une formation d’imam pour aider les personnes LGBTQIA+ de confession musulmane, ce que je fais actuellement.
< Dans quels pays musulmans la situation des personnes LGBTQIA+ est meilleure qu’en Arabie saoudite ?
< Elias : Le Maroc et surtout la Tunisie évoluent dans la bonne direction – pas encore du point de vue juridique, mais dans la vie quotidienne. À Casablanca, il y a même des bars gays ; certes, ils ne s’affichent pas comme tels, mais toute la ville sait où ils se trouvent. Le Liban a la réputation d’être relativement libéral. Christian : Dans plusieurs pays, la devise «Don’t ask, don’t tell» semble bien fonctionner. Beaucoup de choses sont possibles, même organiser des fêtes, pour autant qu’on reste discret.
Kerem : Le Pakistan reconnaît depuis peu l’existence légale d’un troisième genre. Sur ce point, il est en avance sur de nombreux pays occidentaux. En Iran, il y a des débats entre théologiens, des signes d’ouverture.
> Que faudrait-il faire pour que la situation s’améliore dans tous les pays musulmans ?
< Christian : Les choses évoluent, nous avons aujourd’hui un outil puissant que les générations précédentes n’ont pas connu : la technologie. Grâce à internet, même une vallée reculée du Pakistan est en contact avec des idées et des individus dans le monde entier. Sur la toile, les jeunes LGBTQIA+ découvrent soudain des modèles auxquels ils peuvent s’identifier. Un homme gay en Somalie aura ainsi accès à un islam progressiste et inclusif.
Les gouvernements des pays musulmans brandissent presque toujours l’argument que l’homosexualité est un «produit d’importation» de l’Occident, ce qui est absurde.
Kerem : Nous devons aborder le sujet de manière beaucoup plus active dans les mosquées, afin de désamorcer les préjugés. Nous avons besoin d’une pluralité de points de vue au lieu de la pensée unique qui règne actuellement : l’unité dans la diversité, plutôt qu’une croyance aveugle empêchant toute évolution. La diversité requiert un entraînement, il s’agit de l’enseigner et de l’ériger en modèle.
Christian : L’ironie de l’histoire, c’est que la religion peut justement nous aider à atteindre ce but. Nous devons à nouveau nous pencher sur ce qui constitue le coeur de l’islam, et de toutes les grandes religions du Livre : l’amour, la paix, l’acceptation de tous les êtres. N’oublions pas que partout où il y a des êtres humains, il y a de l’espoir.
* LGBTQIA+ : personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes.