Elle n’avait pas voulu faire sa vie dans ce pays. Son autonomie financière y était précaire. Appartement étriqué dans le quartier d’Almagro, couverture de santé inexistante, peu de moyens de voyager hors du continent avec l’argent qu’elle amassait chaque mois. Cet argent dont la valeur fluctuait au gré des crises financières et des dévaluations qui secouaient le pays. Pour améliorer son sort, il lui aurait fallu unir sa vie à un homme assis sur un patrimoine. Dans son pays déjà, elle avait fui ceux qui lui destinaient un rôle d’intendante. Les futurs médecins ou avocats portant ostensiblement grosses montres et belles matières. Elle n’avait pas l’ambition des beaux quartiers et des cercles qui semblent compter. Seulement celle de sa propre liberté. Elle savait aussi que l’Européenne qu’elle était ne s’habituerait jamais à la violence de la société argentine. Une violence produit des inégalités profondes que l’État n’avait pas vocation à corriger sur ce continent. Alors, elle avait fait ses adieux à Buenos Aires.
Elle avait repris pied chez ses parents, établis dans un village en retrait de La Côte à proximité de Lausanne, le temps de trouver un emploi. Puis s’était installée dans une ruelle au coeur de la ville, à quelques pas d’un parc de verdure qui ouvrait sur la grande chaîne montagneuse et le lac en contrebas. Elle avait opté pour un appartement distribué autour d’un vaste hall carré. Un parquet de bois lustré lui conférait chaleur et cachet. Le sol de la cuisine avait conservé des catelles ocre d’un autre temps, tandis que la salle de bains n’était équipée que d’une baignoire en escalier crème flanquée d’un boiler. Éléments de vétusté qui ajoutaient à son charme et expliquaient un loyer modeste. Depuis l’étroit balcon, elle ne se lassait pas de regarder les immeubles adjacents aux airs de riviera, les arbres, sapins ou chênes isolés qui subsistaient entre les bâtiments, et l’échappée sur le grand lac.
Les amies qu’elle avait laissées en partant vivre en Argentine, déjà, semblaient avoir fixé à jamais leur vie : un mari, un ou plusieurs enfants, de vastes appartements modernes ou une maison dans les hauts de la ville ou dans un village de La Côte. Leur mari apportait le plus gros du revenu. Elles travaillaient à temps partiel, amenant un salaire d’appoint tout en veillant aux besoins de la famille. Le seul changement par rapport aux familles de la génération précédente étant ce salaire d’appoint qu’elles gagnaient désormais. Des barrières entravaient certes leur emploi, difficulté à trouver des places en crèche et à concilier leur rôle de mère et un travail. Mais il lui semblait qu’elles avaient bradé avec une facilité déconcertante leur indépendance en devenant mères.
Elle avait commencé par donner des cours de français pour étrangers, et obtenu en parallèle un certificat de formatrice pour adultes. C’est à cette période qu’elle avait rencontré le père de son enfant. Un Burkinabé qui avait fait évoluer la danse de son pays et de sa ville de Bobo-Dioulasso en des mouvements plus fluides, moins saccadés, qu’il désignait comme de la danse afro-contemporaine. En ajoutant le mot contemporain à sa danse, Joseph avait le sentiment de la rendre plus occidentale, donc moins tribale et plus prestigieuse. Mais elle avait toujours préféré les danses africaines où l’aspect traditionnel demeurait visible. Acrobaties, pas dont l’intensité est décuplée par les percussions, et surtout ces amples mouvements rituels engendrés depuis la cambrure du dos.
Elle avait été attirée comme un aimant par sa peau, ses yeux rieurs entourés de cils épais et sa musculature adoucie de chair. Elle s’était souvenue des mots prononcés sur un ton laconique par son principal au gymnase. Les femmes universitaires s’unissent rarement à un ouvrier. Les choix amoureux sont dictés par le sentiment d’une connivence sociale. Elle savait bien que Joseph n’était pas de son cercle social, lui qui n’écrivait le français que de façon rudimentaire et venait de l’un des pays les plus pauvres de la planète. Qu’importait. Elle s’était laissé attirer par son corps, son sourire réchauffé de ses yeux noirs traversés de reflets bleutés. Et par sa danse qui, dans son aspect tribal et brut, l’émouvait alors plus que nul autre art. Il n’avait pas hésité lorsqu’il avait été question de faire un enfant. Les hommes de son pays et de son milieu n’hésitaient pas quand il s’agissait de devenir père, ne songeant pas un seul instant à la somme de responsabilités que cela représentait. Ou estimant qu’elle incombait aux femmes.
Elle était parfaitement lucide. Elle savait qu’il serait difficile de s’adapter aux rythmes de Joseph. Aux cours de danse qu’il donnait le soir et le week-end, à ses tournées avec sa troupe de musiciens et de danseurs, à ses voyages en Afrique, où il retournait pendant de longues semaines pour y puiser l’essence de son art et de ce qu’il était. Elle savait qu’il avait grandi dans une famille polygame. Qu’il était de ceux qui ne sont de personne et n’appartiennent à personne. De ceux qui depuis toujours sont dans une liberté, sans que cette liberté n’entrave nullement leur équilibre. Elle savait qu’elle assumerait seule la charge financière de l’enfant. Joseph ne savait épargner. Oui, elle était parfaitement lucide. Faute d’envie ou par envie d’explorer d’autres vies et d’autres horizons, elle avait repoussé longtemps le moment de devenir mère. Mais à ce moment de sa vie, le désir de porter un enfant avait été plus fort que tout. Un désir qui venait des tréfonds de son corps, et qu’elle ressentait presque à chaque instant.
Elle l’avait trouvé maigre quand la sage-femme l’avait déposé sur sa poitrine. Elle s’était attendue à un bébé plus épais. Ses longues jambes surtout, lui paraissaient si frêles. Comme des pattes d’araignée. Elle en avait été presque déçue. Puis, en se nourrissant à son sein, l’enfant avait épaissi. Oui, il avait épaissi en quelques jours seulement. Et très vite, il avait gardé les yeux ouverts quand il était éveillé. Des yeux noirs traversés de reflets bleutés comme ceux de son père. Des yeux souriants qui illuminaient tout son visage. En découvrant ce sourire, elle avait su qu’elle l’aimait. Dès les premiers instants, elle avait trouvé comment apaiser l’enfant en le mettant sur son sein, en lui donnant de sa chaleur. Après chaque moment passé contre elle, le petit la regardait de ses yeux grands ouverts et souriants. Et ce sourire la rassurait. Dans ce sourire il lui semblait lire que tout irait bien, même si Joseph ne serait pas toujours là. Que l’enfant et elle affronteraient les aléas de la vie en s’épaulant. Depuis lors, quand elle se sentait lasse de porter leur quotidien, elle prit l’habitude de plonger ses yeux dans les yeux du garçon, de le regarder sourire pour reprendre confiance en elle, pour croire à nouveau en leur avenir.
Pendant son congé maternité, elle avait eu vent d’un poste dans une fondation dédiée à l’intégration professionnelle. Elle aurait pour mission de mettre en place et superviser les formations pour faciliter l’accès au marché de l’emploi des populations concernées. Le choix avait été vite fait. L’emploi augmenterait considérablement son revenu, et lui permettrait des horaires plus adaptés à son rôle de mère que les cours qu’elle donnait jusqu’alors le soir. Elle avait commencé cinq mois après la naissance de son fils. Elle était devenue mère au moment où crèches et structures d’accueil se mettaient en place, du moins dans les centres urbains. Elle aurait voulu prolonger les moments passés contre son enfant. Ses moments où rien d’autre n’avait d’importance que son corps contre le sien. Sa chair mêlée à la sienne. Mais elle n’avait pas eu d’autre choix. Elle courait pour retrouver l’enfant après sa journée de travail, pour le serrer contre elle, pour lui tenir ses mains et revoir son sourire.
Pendant son temps libre, elle l’amenait dans les salles où Joseph dansait avec sa troupe de musiciens. Le petit gambadait entre les instruments de musique ou trottait dans l’espace au rythme des percussions. Quand la soirée s’avançait, il s’endormait dans sa poussette après avoir bu son biberon de lait. Joseph et elle rentraient à pied. Il tenait la poussette d’une main, et lui entourait les épaules de son bras libre. Sa ville lui semblait féerique quand il la tenait ainsi. Depuis le Grand-Pont, elle goûtait aux lumières, roses, violettes, rouges, dans l’ancienne zone d’entrepôts transformée où se dressaient à présent des enseignes de consommation de masse, des lieux de sorties et des espaces dédiés à la culture. Arrivés chez eux, ils réchauffaient un plat qu’ils avaient préparé la veille ou pendant le dimanche. Un ragoût de viande ou une ratatouille de légumes avec du riz. Puis elle s’asseyait sur ses genoux, près de la fenêtre du balcon. Et attendait qu’il se mette à lui passer les mains sous ses vêtements.
Avec le temps, elle s’était lassée des soirées passées aux sons frénétiques des djembés. Elle ressentait le besoin de repos dans l’intimité de son appartement après ses journées de travail. Elle avait préféré installer l’enfant dans un rythme et un calme qu’elle jugeait plus propices à ses besoins. La première fois qu’il y avait eu une autre femme, il lui avait fallu des semaines pour digérer. Elle se réveillait la nuit avec cette vérité qui envahissait son esprit, Joseph la trompait. Elle avait d’abord la sensation d’être dans un cauchemar. Mais elle finissait par s’éveiller, et s’apercevait dans un sursaut qu’il s’agissait de la réalité.
De sa réalité. Ensuite, les nuits s’écoulaient sans qu’elle ne trouve plus le sommeil. Elle avait fini par pardonner. Mais assez rapidement, il y avait eu une autre fois. Peut-être avec la même femme. Alors elle avait su qu’avec Joseph, jamais elle ne pourrait vivre dans une fidélité des corps. Et il y avait tout le reste. Les rappels d’impôts laissés impayés, les vêtements sales et les canettes de bière vides étalés partout dans l’appartement, les instruments de musique, les objets récupérés qui s’amoncelaient dans toutes les pièces, les amis africains qui passaient à l’improviste, envahissant tout son espace. Ses attentes toujours déçues qu’il s’occupe de l’enfant, l’amène à l’école, au parc, ou lui donne le bain. Alors, elle avait décidé qu’il serait plus simple de vivre sans lui.
Ça lui avait manqué, l’odeur des ragoûts et du riz gluant dans l’appartement, le son des percussions qui meublait ses moments libres, et même les habits de Joseph qui traînaient un peu partout. Et bien sûr, sa chaleur et son corps lui avaient manqué, ce corps auquel elle s’était unie pour donner vie à leur enfant. Bien que délestée de l’inconstance financière de Joseph, sans sa présence, elle avait ressenti davantage la peur du lendemain. Elle s’était voûtée légèrement, et il y avait dans son regard à la fois quelque chose de triste et d’inquiet. Il y avait comme un poids qui pesait sur elle. Cette obligation de tenir, dans une vie à travailler et à s’occuper d’un enfant, une vie à compter pour les vêtements, les loisirs et l’avenir. Avec toujours cette peur latente que peut-être un jour la santé ne la lâche, ou que surgissent des difficultés liées à l’emploi, mettant en péril sa sécurité et celle de son fils.
Pourtant, avec les années, le sentiment de précarité s’estompa. Et elle se mit à goûter davantage encore au lien qu’elle avait créé avec le garçon, à son enfance qui lui semblait filer plus vite que le temps. Le samedi ou le dimanche, ils avaient pris l’habitude de préparer ensemble un cake sucré. Elle allumait la radio ou glissait un CD de musique dans la stéréo grise posée sur la table en bois foncé de la cuisine. Puis l’enfant cassait les oeufs pour les fouetter, tandis qu’elle y ajoutait les proportions requises de sucre, de farine et de levure, de chocolat fondu, de noisettes moulues ou de bananes, selon la recette qu’ils choisissaient ensemble. Ils s’emplissaient de l’odeur du gâteau qui se répandait dans l’appartement, puis y goûtaient ensemble avec une boisson chaude.
L’enfant avait gardé ce regard noir teinté de bleu qui lui venait de son père. Quand il avait fini de manger, il se levait pour se mettre contre elle dans un mouvement à la fois brusque et affectueux. Plusieurs fois par jour, il recherchait la main de sa mère pour la mêler à la sienne. Quand il lui arrivait d’être triste parce qu’elle n’avait pas d’homme pour partager les moments heureux et ceux du quotidien, elle regardait son enfant, qui lui répondait avec son large sourire. Ce sourire qui depuis le premier jour semblait lui dire, «ça va aller, maman».
Par moments, elle avait craint d’être trop proche de l’enfant, sans un homme qui soit en mesure de le séparer d’elle, et tant leur affection l’un pour l’autre était grande. Puis il était entré au lycée. Il avait commencé à sortir comme le font les jeunes gens de son âge. Cinéma, bars, concerts ou soupers. C’est à ce moment qu’elle avait rencontré le sculpteur. Elle passait le voir dans son atelier situé dans les hauts de la ville. Elle s’asseyait, longuement. Elle le regardait faire tout en le questionnant sur son travail, en lui racontant son lien avec l’enfant et son envie de peindre. Le sculpteur avait commencé à dormir chez elle, et elle chez lui. L’enfant était parti une année, un programme d’échange dans un lycée anglophone au Canada. Elle avait trouvé un nouvel emploi, un poste dans l’administration fédérale, doté d’un copieux salaire. Le sculpteur, lui, avait aménagé un espace dans son atelier pour la pousser à dessiner. Il l’avait encouragée de tout le savoir qu’il avait accumulé dans la solitude de son art.
Il n’y avait plus rien de voûté dans sa posture, ni aucune lueur de crainte dans ses yeux. Au contraire. Elle n’était pas une de ces femmes à la beauté précaire, dont le bonheur disparaît une fois que leur jeunesse est passée. Elle était de celles qui usent de la possibilité qui désormais leur est faite de prendre leur destin en main, de rebondir et de grandir. Son apparence s’était illuminée de la force qu’elle avait acquise en ne s’appuyant que sur elle-même. Quand elle avait voulu savoir pour quelles études son fils s’était décidé, il lui avait annoncé, confiant: – En septembre je commencerai l’architecture à l’EPFL. Elle lui avait répondu par un sourire qui éclairait tout son visage.