« Tu ne sortiras pas d’ici vivant », « bouffe du porc », « regarde ton Coran brûler », « Kadyrov est la fiancée de Poutine »… ces menaces et vexations sont le lot des Tchétchènes purgeant des peines dans le système carcéral russe, hors de la République de Tchétchénie. La discrimination à l’encontre des Tchétchènes est particulièrement féroce, mais elle touche aussi dans une moindre mesure les détenu·e·s russes originaires des républiques du Nord Caucase (Daguestan, Ingouchie, Kabardino-Balkarie) et par extension l’ensemble musulmans, qui représentent 20% de la population russe, et entre 30 à 50% des détenu·e·s du pays.
Comme ailleurs, les lignes de fractures au sein de la société s’expriment sous une forme exacerbée derrière les murs de la prison. En Russie, elles résultent de deux guerres restées fraîches dans les mémoires et marquées par des atrocités de part et d’autre. Selon des estimations de défenseurs des droits humains, environ 20 000 à 25 000 Tchétchènes croupissent dans les geôles russes pour leur rébellion durant les deux guerres russo-tchétchènes (1994-1996 et 1999-2000). Le nombre total de Tchétchènes emprisonnés aujourd’hui n’est pas dévoilé par les autorités. Seules les personnes condamnées à des peines légères (moins de deux ans) sont autorisées à purger leur peine dans l’unique pénitencier de Tchétchénie. La vulnérabilité des détenu·e·s tchétchènes est aggravée par une pratique arbitraire de l’appareil répressif, consistant à extorquer des aveux pour résoudre l’engorgement judiciaire créé par une montagne d’enquêtes criminelles nonrésolues, liées ou non au conflit russo-tchétchène. Autrement dit, dans le secret des geôles, on fait porter le chapeau à des individus privés de droits pour l’inaptitude des enquêteurs russes.
Conséquence de cette situation : les détenu·e·s tchétchènes sont victimes de sévices, de torture – menant parfois à des décès – qui témoignent d’un régime particulier, voire d’un véritable système punitif. Au moins dix décès de détenu·e·s tchétchènes en prison au cours des quatre dernières années sont dénoncés comme des meurtres par les proches des victimes. Le système carcéral russe classe invariablement ces décès comme des suicides ou comme le résultat de problèmes de santé. Jamais un employé du système carcéral russe n’a été sanctionné en dépit des démarches entamées par les familles des victimes.
Glacis de l’intimidation
Il est probable qu’il ne s’agisse que de la partie émergée de l’iceberg. Proches, avocats et défenseurs des droits humains ne parviennent pas à se faire entendre des autorités carcérales ou judiciaires et rarement des médias. Il arrive que les autorités tchétchènes offrent un soutien aux proches des victimes, mais c’est plus souvent le contraire qui se produit. Dans le second cas, les proches reçoivent l’ordre de se taire ou sont contraints à émigrer. Dans un contexte de justice arbitraire, d’impunité des forces de l’ordre et de disparition fréquente d’opposant·e·s, de dissident·e·s et de témoins gênant·e·s en Tchétchénie, il est probable que seule une fraction des crimes commis parvienne à la connaissance d’un petit groupe de défenseurs des droits humains. Telles des bulles tentant de remonter à la surface, les faits sont piégés dans le glacis de l’intimidation.
Le 12 mars 2019, Ayoub Tountouïev, 43 ans, décède dans la colonie pénitentiaire n° 6 de la région de Vladimir où il purgeait une peine de 24 ans de prison pour une attaque contre des soldats russes en 2000. Version officielle : suicide. Victime d’acharnement judiciaire, Tountouïev s’était plaint d’avoir été battu et torturé depuis qu’il avait été transféré en 2015 dans la colonie pénitentiaire n° 6. « Tu ne sortiras pas vivant d’ici, t’es un cadavre », lui répétaient les gardiens de prison, rapporte son avocat Taguir Chamsoudinov. Les enquêteurs voulaient que Tountouïev admette sa culpabilité dans une seconde attaque contre des soldats russes, remontant à l’an 2000. En 2017, Tountouïev avait écopé d’une peine supplémentaire de onze mois de prison, alors qu’il a toujours nié sa responsabilité dans les deux attaques. Mais les sévices se sont poursuivis et depuis 2017, il était placé presque en permanence dans une cellule d’isolement. Kheda Tountouïeva, son épouse, souligne que le corps du défunt portait de nombreux hématomes. Une autopsie indépendante a révélé que ses reins et ses poumons avaient été « retirés » pour une raison inconnue. Pour supprimer des preuves d’empoisonnement ou de sévices ?
Six mois plus tôt, la mort en prison de Youssoup Temirkhanov, 48 ans, faisait également des vagues en Tchétchénie. Le détenu tchétchène purgeait une peine de quinze ans de prison pour le meurtre en 2011 de Iouri Boudanov, un militaire russe coupable en 2000 du viol et du meurtre d’une jeune femme tchétchène. Boudanov était à la fois une icône des nationalistes russes et la cible du ressentiment des Tchétchènes. Temirkhanov s’était plaint d’avoir été torturé après son arrestation et a probablement subi un empoisonnement en 2014 (d’après ses défenseurs), après quoi sa santé s’est rapidement dégradée. Il purgeait sa peine dans une prison de la région d’Omsk (Sibérie) à 2400 km de sa famille. Son avocate Roza Magomedova signale que les autorités ont toujours rejeté les demandes de libération ou de transfert plus près de chez lui, dont il aurait dû bénéficier eu égard de son état de santé.
Autre cas médiatique, celui d’Islam Magomadov, 34 ans, décédé le 30 octobre 2017 dans la colonie pénitentiaire n° 31 de Krasnoyarsk (Sibérie, 3700 km de sa famille). Magomadov purgeait une peine de 22 ans de prison pour un double meurtre commis en 2006 durant une émeute opposant Russes et Tchétchènes dans la ville de Kondopoga (Carélie). La version du « suicide » avancée par les autorités pénitentiaires ulcère les proches de Magomadov, qui croient à une exécution. Son père Saïd Emin est persuadé que la pendaison d’Islam est une mise en scène des autorités pénitentiaires. « Le corps de mon fils était couvert de cicatrices, d’hématomes et de plaies », raconte-t-il, en énumérant les sévices dont son fils a été la victime : « On ne le laissait pas prier, son tapis de prière lui était confisqué, ils ont brûlé le Coran devant lui. Sa cellule a été inondée, on a jeté du plastique enflammé pour l’asphyxier. Ils lui ont dit qu’il ne sortirait jamais de prison vivant. »
Analogue, le sort tragique de Younous (nom changé) fait partie du nombre inconnu de drames passant sous le radar des médias et des ONG. Son épouse Fatima raconte que Younous est mort l’année dernière dans une prison de Novossibirsk (à 3000 km de la Tchétchénie) moins de deux mois avant sa libération. Il venait de purger dix ans de prison pour un meurtre dont il se déclarait innocent. « Younous a été martyrisé tout le long de sa peine, mais le paroxysme a été pendant les derniers mois avant sa libération », raconte Fatima, qui élève seule sa fille de onze ans. « Je n’ai pas pu voir mon mari une seule fois en dix ans : à chaque fois que j’ai fait le trajet, on me disait que Younous était puni pour son comportement et n’avait pas le droit de recevoir des visites. Ma fille n’a jamais vu son père. Nous n’avons pu lui parler au téléphone que clandestinement, grâce à des codétenus qui avaient pitié de lui. La dernière fois qu’il m’a appelée, il m’a dit qu’il sentait sa fin proche et était persuadé qu’on ne le libérerait pas. Il était fréquemment tabassé, malgré le fait qu’il était gravement malade. Au lieu de le soigner, les médecins lui faisaient des piqûres qui augmentaient ses souffrances. Je suis certaine qu’il a été empoisonné, car l’autopsie a révélé qu’une substance a fait littéralement fondre ses poumons. On voit aussi sur la radio que plusieurs côtes étaient cassées », affirme-t-elle. Fatima pense que son mari a été persécuté parce qu’il était Tchétchène. « On l’empêchait de prier, on le forçait à manger du porc, il était constamment humilié. Par exemple, le directeur de la prison s’amusait à lui montrer un dessin représentant Poutine et Kadyrov, ce dernier travesti en fiancée ». En dépit de l’injustice flagrante dont son mari a été victime, Fatima rejette l’idée de porter plainte. « Des gardiens de prison m’ont menacée de mort si je porte plainte. J’ai peur pour ma fille. Je n’ai personne pour me défendre. »
Un cycle de répression sans fin
Olga Tchmourova, coordinatrice à l’ONG Comité d’assistance civique, a rédigé l’unique rapport à ce jour sur les conditions de détention du Caucase du Nord. L’étude détaille un grand nombre de cas de tortures et d’injustices infligées aux détenu·e·s tchétchènes en particulier. L’identité de la plupart des victimes est cachée pour protéger ces derniers et leurs proches. Elle note qu’il existe un grand nombre de moyens de réduire les proches au silence, par exemple en exerçant un chantage sur la restitution des corps. On leur signifie que s’ils parlent, on ne leur rendra pas les corps de leurs défunts. Si le détenu ou ses proches se plaignent des conditions de détention, habituellement, les autorités carcérales se vengent en redoublant de violence sur les premiers.
Et le cercle vicieux est sans fin. « La plupart des prisonniers tchétchènes écopent de peines supplémentaires une fois qu’ils sont en prison. C’est très rare qu’ils ne purgent qu’une seule peine », note Tchmourova. « Dans les rares cas où ils sont libérés, leur calvaire n’est pas pour autant terminé. Dans le Caucase du Nord, un ex-détenu court un très grand risque d’être arrêté et torturé de nouveau et condamné à des peines supplémentaires. Ceux qui le peuvent émigrent. Illégalement, car avec une condamnation, les autorités russes refusent de fournir des documents, et par conséquent il est impossible d’obtenir un visa ou de franchir la frontière. »
La défenseuse des droits humains voit deux racines principales au problème. « Dans notre système carcéral, il existe un grand nombre de vétérans des guerres de Tchétchénie. Ils ont été traumatisés par la guerre et se vengent sur les Tchétchènes qui leur tombent sous la main, et s’en prennent aux musulmans en général. Il existe un grand nombre de psychopathes parmi les gardiens de prison, des gens profondément pervers qui ne devraient pas être autorisés à travailler dans le système carcéral ». La seconde raison est plus prosaïque, pour Tchmourova : « Des dizaines de milliers de crimes n’ont jamais été élucidés. Et en prison, on a des dizaines de milliers de personnes sous la main à partir desquelles on peut « élucider » des crimes. Et obtenir ainsi de l’avancement… »