© Ambroise Héritier
© Ambroise Héritier

MAGAZINE AMNESTY Espace fiction Ce que cache un sourire

Par Nadia Boehlen – Article paru dans le magazine AMNESTY n° 97, Juin 2019
Cela faisait plus de deux ans que je travaillais avec elle. Nous formions un tandem à la rédaction de l’info à la Radio. Je préparais des sujets de deux ou trois minutes, recherchais les personnalités ou experts à interviewer et fixais le canevas des questions qu’elle leur poserait. Elle était à l’antenne. Nous inversions les rôles de semaine en semaine. Elle avait commencé à travailler pendant mes vacances d’été.

En quelques mois elle s’était imposée comme un élément essentiel de la rédaction. Elle était grande, corpulente, et illuminait ses cheveux foncés qu’elle relevait le plus souvent avec une pince à dents de quelques mèches plus claires. Elle n’était pas désagréable à regarder. Au contraire. N’étaient-ce ses lèvres dessinées au crayon auxquelles elle donnait toujours la forme d’un sourire, même quand elle ne souriait pas.

Elle possédait une solide expérience de journaliste radio, et travaillait avec goût et talent. À l’antenne sa voix était agréable. Elle questionnait au bon moment, savait être incisive tout en restant posée. Elle avait l’art de laisser croire qu’elle faisait plus et mieux que beaucoup d’entre nous. Dans les séances de rédaction, elle s’appropriait sans état d’âme les idées dont je lui faisais part comme si elle les avait elle-même conçues. Elle imposait fermement ses points de vue aux chefs de rubriques, les mettant parfois sous pression. Je m’étonnais de sa volonté obstinée de rester professionnelle en toutes circonstances, de choisir souvent la solution la plus complexe, même si ce n’était pas la plus intéressante ou la plus pertinente. Juste parce que ça lui permettait de prendre l’ascendant sur quelqu’un. Je travaillais quotidiennement avec elle. Il me semblait n’avoir aucune prise sur son attitude. J’usais d’ironie et d’humour pour tenter d’infléchir son comportement et m’approcher un peu plus de sa personne. Je l’interrogeais ou me livrais, lui révélant de mes soucis ou de ma vulnérabilité. Peine perdue. Elle restait hermétique.

Au travail, j’aime quand de retour de week-end ou de vacances, entre deux séances, à la pause de midi, au détour d’e-mails qui s’égarent de leur objet initial, on donne un peu de soi. J’aime ces instants où on se révèle dans nos aspects plus personnels. Dans ces moments elle m’écoutait, s’enquérait avec application de mes difficultés ou de mes failles. Je n’ai jamais rien caché. Pourquoi vouloir camoufler les mouvements de l’existence ? Avec une naïveté feinte, presque de la provocation, peut-être pour lui montrer que je n’avais nul besoin de m’emmurer pour avancer dans la vie, je lui livrais tout. Mes goûts, mes joies, mes peines ou les épreuves que je traversais. La joie que me procuraient mes enfants, mon couple qui battait de l’aile, et la solitude dans laquelle je me sentais plongée malgré mon mariage.

Quand elle évoquait sa vie privée, tout était présenté sous le meilleur jour. Aucune fêlure, aucun élément négatif, aucun désagrément ne transparaissaient jamais. Chaque lundi, chaque retour de vacances, lorsque je lui demandais « ça va ? », sans jamais se départir de sa carapace professionnelle, elle présentait des morceaux choisis de sa vie, toujours sous le meilleur angle. Ses vacances, idylliques, sa vie de couple, harmonieuse et rythmée par des sorties culturelles ou des voyages, l’entente absolue avec son mari autour de l’éducation de leur enfant. Sur son fil Facebook, elle postait assidûment les clichés reflétant cette vie qu’elle nous contait. Elle entourée de ses enfants, son mari lui tenant la taille. Elle et son mari sur des hauts enneigés, des bords de mer ou de lac. Elle, son mari et des couples d’amis devant des cocktails assortis aux couleurs du coucher de soleil. Je n’ai jamais cru le moins du monde à ce type de mise en scène. Au contraire, le soin et le temps que tant de personnes prennent pour exposer des éléments choisis de leur vie m’ont toujours désolée.

Chaque année, les journalistes de l’info se retrouvent pour une sortie d’un jour. Cette année-là, elle avait été organisée à Bâle. Parmi les activités proposées, les organisateurs avaient prévu une visite historique de la ville et une marche le long du Rhin, suivie d’une baignade dans le fleuve. Il faisait chaud, inhabituellement chaud pour cette période de l’année. Une grande partie des journalistes faisait mine de s’intéresser à la visite guidée laborieusement récitée par deux étudiantes. Je partageais mon ennui en riant avec d’autres collègues. Elle s’est jointe à nous à ce moment. Je m’attendais à ce qu’elle feigne de l’intérêt pour les récits insipides des deux jeunes femmes ; mais elle en avait rigolé tout comme moi.

– Allons prendre un verre en attendant que la visite se termine, lui avais-je proposé, même si je craignais qu’elle refuse de fausser compagnie au groupe de peur de se faire mal voir.

– Je viens avec toi.

Nous nous sommes installées sur la terrasse d’un kiosque à boissons au bord du Rhin. Je goûtais à l’ambiance de bord de mer que je découvrais sur les rives du fleuve et qui me paraissait si surprenante pour une ville suisse. Je regardais passer les navires marchands qui m’évoquaient les villes portuaires du Nord, Hanovre, Hambourg, et qui me donnaient envie d’ailleurs. J’observais la foule profiter du dernier soleil estival sur les terrasses aménagées le long de la rive, sur les monceaux de plage en pierre blanches ou le long des quais.

Nous avons pris un vin blanc de la région, frais, légèrement amer et pétillant. Elle l’a bu d’un coup et aussitôt proposé une deuxième tournée. Après avoir parlé boulot, nous avons commencé à évoquer nos vies privées.

– Alors ton mari ?, m’a-t-elle demandé pour amorcer la discussion.

– Ça ne va pas. Je me sens seule. L’impression d’être là uniquement pour épancher ses soucis, et pour répondre à tout, tout le temps. Il me demande même comment il doit s’y prendre avec ses propres filles. L’impression de tout porter. Ça fait si longtemps maintenant. Je n’ai plus de désir pour lui. Il me le reproche ; il me reproche de le mettre à l’écart. L’impression d’être méchante parce que je n’ai plus de désir pour lui, ou l’envie de partager avec lui. Et lui qui me culpabilise sans cesse avec ça. Je n’ai pas le courage de le quitter, franchement, je suis bien dans notre appartement. J’ai peur de me retrouver dans une situation précaire. Je gagne moins que lui, les loyers sont tellement exorbitants. Mais il n’y a pas un jour où il ne me culpabilise pas de ne pas le regarder, de ne pas vouloir discuter avec lui, de ne pas avoir envie de lui, de ne plus l’aimer. Ce n’est pourtant pas une obligation d’aimer, bon sang.

Elle n’a pas commenté ma situation de vie. Elle s’est contentée de s’extasier sur l’époustouflant sursis que nous accordait l’été, tout en veillant à sourire.

Nous avons rejoint les collègues et marché environ une demi-heure le long du Rhin, en sens inverse du courant. À ce point de la berge où d’épais escaliers en béton descendent vers l’eau, nous avons plié nos habits dans de grosses bâches en plastique, et nous sommes élancés dans le fleuve. Le courant nous portait en direction de l’endroit d’où nous étions partis à la marche. Nous avons vogué sous trois des grands ponts qui traversent Bâle. Les navires marchands avançaient tout près de nous. À ce moment à nouveau, j’ai eu cette sensation d’être transportée dans une ville de la mer du Nord, de connaître Hambourg ou Hanovre, même si je n’y suis jamais allée. C’était délicieux de se faire pousser par les eaux tièdes du Rhin, au milieu de la ville, tout près des navires, tout près de l’industrie et du commerce. C’était bon de sentir qu’au creux de la pierre et des éléments érigés par l’homme, perdurait le murmure du fleuve, sa puissance et sa beauté. Rarement je me suis baignée avec autant de plaisir que ce jour-là.

Nous avons nagé environ dix minutes pour rejoindre le point d’où nous étions partis à pied. La plupart des collègues se sont rhabillés rapidement et installés sur la terrasse du kiosque à boissons où nous avions bu nos verres de vin blanc. Je me suis éloignée du groupe pour m’allonger sur le monceau de plage en pierre et me laisser caresser par le soleil de fin de jour. Elle m’a suivie, sans rien dire. Et s’est allongée à côté de moi.

– Et toi, comment ça va ?, lui ai-je demandé après quelques minutes de silence, sans m’attendre à ce qu’elle dépeigne autrement sa vie que sous son meilleur jour.

– J’ai quitté mon mari.

J’ai été surprise qu’elle se livre à moi, mais lui ai répondu de sorte qu’elle puisse se confier davantage si elle en ressentait le besoin.

– Oh, vous aviez pourtant l’air de bien vous entendre ?

Elle s’est tue inclinant son visage vers le bas, tandis que ses yeux semblaient fixer un point au loin. J’ai fouillé dans mon sac à dos pour en sortir le paquet de cigarettes que j’emporte avec moi quand je suis de sortie avec d’autres gens. Elle a fumé deux cigarettes l’une après l’autre, sans rien dire, hésitant à se livrer. Puis après de longues minutes de silence, elle a lâché :

– C’était un homme violent. J’ai mis du temps à le réaliser, parce qu’il déployait sa violence de manière à ce qu’elle demeure acceptable socialement, sans donner de coups. C’était sournois. J’ai mis longtemps à comprendre qu’il avait besoin de me déprécier constamment pour mieux me contrôler et me garder auprès de lui. Par peur que je lui échappe, il m’attaquait sans cesse, pour m’abîmer et maintenir son emprise sur moi, pour que je n’aie pas la force de partir. Quand je lui ai annoncé que c’était terminé, il a fini par lever la main sur moi.

Elle s’est tue, tout en me regardant bien en face à ce moment. Ses lèvres et tout son visage exprimaient la tristesse. Des larmes se sont mises à couler sur ses joues, mais elle a continué à me regarder droit dans les yeux. Je n’ai rien dit. J’ai seulement posé ma main sur la sienne jusqu’à ce qu’elle cesse de pleurer. Puis je me suis levée pour chercher des boissons fraîches. Nous sommes restées à l’écart du groupe jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les arbres, de l’autre côté du fleuve.

J’ai travaillé encore plusieurs années avec elle. Plus jamais elle ne s’est approprié des sujets que je lui inspirais. Au contraire, si elle reprenait mes idées, elle m’en attribuait l’origine. Petit à petit, elle a repris des forces et des couleurs. Oui, elle est devenue plus forte qu’avant. Mais c’était une force qui n’avait plus besoin de dominer pour se déployer, c’était une force qu’elle partageait, et qui parfois me portait. Plus jamais elle n’a donné à ses lèvres la forme d’un sourire artificiel. Je crois que c’est elle qui m’a donné le courage de quitter mon mari.