© Anne-Marie Pappas
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MAGAZINE AMNESTY Violences sexuelles, le poids des représentations Déconstruire les représentations

Par Nadia Boehlen - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 97, Juin 2019
Les agressions sexuelles sont l’expression de rapports hiérarchiques entre hommes et femmes qui perdurent malgré la remise en question d’une masculinité dominante. Bien que l’affaire Weinstein et le mouvement #Metoo aient libéré la parole des femmes, les chances que la justice condamne les auteurs de viol demeurent extraordinairement faibles. Le point avec la sociologue Marylène Lieber.
> AMNESTY : Les violences sexuelles sont-elles une manière extrême d’exprimer une volonté de domination ?

< Marylène Lieber : Oui bien sûr, la question des violences sexuelles n’est finalement rien d’autre que la volonté d’affirmer un pouvoir sur une autre personne. Dans la perspective féministe, la question de l’affirmation d’un rapport de domination est extrêmement importante. Lors de violences sexuelles, qui ne sont pas seulement le fait d’hommes sur des femmes, il y a une non-prise en considération de l’autre en tant que personne, de ses désirs, de ses affects.

> En assignant aux hommes et aux femmes des fonctions et des positions sociales inégalitaires, le modèle patriarcal a-t-il engendré une violence spécifique à l’encontre des femmes ?

< Oui. Les violences sexuelles relèvent d’une dimension structurelle. Elles ne sont pas le produit d’une déviance ou le fait de personnes qui ne sont pas normales ou n’appliquent pas les règles. Elles sont une réaffirmation des hiérarchies propres au genre ou aux rapports sociaux entre les hommes et les femmes, qui veut que le masculin l’emporte. Il existe un continuum des violences, qui met en évidence toute une série d’actes et de pratiques relevant d’un même rapport de domination.

> Dans les pays occidentaux, ce système patriarcal semble pourtant en régression…

< Nous sommes dans une situation paradoxale. La dimension patriarcale a été largement remise en cause durant les dernières décennies. Il existe tout un arsenal de lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes. En Suisse, la loi sur la non-discrimination est inscrite dans la Constitution. Le Code pénal comporte une série d’articles qui reconnaissent diverses formes de violences, comme le viol conjugal. Mais des représentations, des manières de faire, des réflexes continuent de s’inscrire dans une hiérarchisation des entités masculines ou féminines.

> De nouveaux rapports sociaux entre les sexes sont en train d’apparaître. Pourquoi les violences sexuelles subsistent-elles ?

< Ces violences surviennent aussi pour réaffirmer les rapports de force entre les sexes. Elles sont là pour faire perdurer le système patriarcal, et pour répondre aux transgressions des normes induites par ce système. On observe que ce j’appelle des rappels à l’ordre sexués. Ce sont des violences qui ont pour fonction de rappeler les femmes à l’ordre quand elles adoptent certaines pratiques qui ne correspondent pas à ce que l’on attend d’elles dans l’espace public.

> Les auteurs d’agressions sexuelles agissent-ils différemment aujourd’hui ?

< Il y a de nouveaux dispositifs. Internet donne lieu à de nouvelles formes de harcèlement. Un exemple en ce sens est la ligue du LOL (n.d.l.r. : une trentaine de membres d’un groupe Facebook accusés de s’être livrés à du cyberharcèlement), cette fameuse affaire entre journalistes français de médias plutôt de gauche, Libération, Les Inrockuptibles, Slate, entre autres, qui utilisaient l’internet et les réseaux sociaux pour humilier et rabaisser des femmes et des personnes homosexuelles de leur entourage et donc réaffirmer leur pouvoir. Mais cette affaire a aussi révélé une évolution dans la tolérance de ces pratiques. Puisque après un certain temps, des enquêtes ont été menées et des têtes sont tombées.

> L’affaire Weinstein a-t-elle contribué à cette évolution ?

< Oui Weinstein, #Metoo et tout ce qui a suivi. À Lausanne, des étudiantes en médecine ont réalisé une campagne d’affichage qui montrait les réflexions qu’elles subissent encore aujourd’hui comme : « Si tu n’es pas encore enceinte, je peux y remédier ». L’affaire Weinstein a suscité une libération de la parole. Elle a aussi montré que ces violences de genre liées à une réaffirmation de la suprématie du masculin existent dans tous les milieux sociaux. Depuis Weinstein et #Metoo, on ne peut plus penser que les violences sexuelles sont un phénomène individuel lié à l’absence d’instruction, à la pauvreté ou à l’alcoolisme. Ces affaires ont rappelé à quel point les violences sont systémiques et structurelles.

> Comment expliquer la permanence des préjugés sexistes à l’origine des agressions sexuelles alors que l’on connaît pourtant leur méfait ?

< C’est dû à un double standard dans la représentation de la sexualité. L’idée selon laquelle la sexualité masculine est active, débordante et qu’on ne peut pas la retenir subsiste fortement. En revanche, il y a une difficulté à penser le désir féminin. Une jeune fille qui a une sexualité active, il y en a heureusement, est facilement catégorisée de fille facile ou de salope. Ces représentations perdurent. Dans beaucoup de séries, une fille sexuellement active aura des problèmes, ou sera représentée comme quelqu’un d’instable. Le devoir de retenue sexuelle reste extrêmement fort et structurant pour les femmes. Cela dit, la tolérance au viol a beaucoup évolué. Avant, le viol était considéré comme une atteinte à la famille et à l’honneur, maintenant il est considéré comme une atteinte à la personne.

> Les femmes ne contribuent-elles pas elles-mêmes à perpétuer les stéréotypes sexistes qui alimentent les violences ?

< Oui, les femmes y participent comme tout un chacun. On continue d’éduquer les filles dans une certaine représentation du corps féminin qui doit être désirable et attractif. Or, il est très difficile de se défaire de ce genre de représentations, qui participent de la construction de notre moi profond et de notre estime de soi. C’est pourquoi les outils de prévention sur la violence dans les couples ou le respect de l’intégrité physique et de la volonté de l’autre sont extrêmement importants, notamment à l’école.

> Comment expliquer que la plupart des femmes renoncent encore et toujours à porter plainte ?

< Les femmes ne portent pas plainte parce qu’elles ont trop à perdre. Il y a une forte réprobation sociale du viol et un refus de s’avouer victime pour ne pas ternir l’estime de soi. De plus, les femmes savent pertinemment qu’il est difficile d’obtenir gain de cause dans ce crime entre quatre yeux. Comment prouvez que vous ne vouliez pas, si l’autre partie affirme que vous étiez consentante ? Faute de preuves, il est extrêmement difficile de faire reconnaître un viol en justice. Après une agression sexuelle, les femmes nourrissent aussi une forme de culpabilité. Elles se disent que finalement c’est de leur faute : elles n’ont pas pris les précautions nécessaires et se sont exposées au risque du viol.

> Et pourquoi les plaintes pour viol aboutissent-elles si rarement ?

< Le mythe d’un violeur inconnu de la victime et qui agirait de façon brutale dans l’espace public joue un grand rôle. Ce mythe du viol reste très vivace dans tous les métiers qui traitent des violences sexuelles au niveau de la chaîne pénale, policiers, avocats, juges. Et il a une incidence dans la manière dont on va appliquer le droit. Une personne qui a été agressée de façon violente dans l’espace public aura de très grandes chances que l’agresseur soit reconnu coupable – si on le retrouve. Or, dans plus de cinquante pour cent des cas, les femmes connaissent leur agresseur. Soit parce que c’est leur conjoint, soit parce que c’est quelqu’un avec qui elles ont flirté au départ. Et dans ces cas leur plainte n’aura presque aucune chance d’aboutir.

> Et la définition du viol demeure lacunaire ?

< Oui, on observe un décalage entre la définition pénale du viol et la définition sociale des violences sexuelles, qui est beaucoup plus large et intègre toute une série d’agressions que la justice pénale a de la peine à saisir. Ainsi, le Code pénal suisse ne définit comme viol que les pénétrations péno-vaginales. Aux yeux de la justice, seules les femmes peuvent être violées, pas les hommes. La justice porte également une grande importance au fait que l’auteur doit avoir compris clairement que la victime n’était pas consentante, ce qui favorise un fort taux d’acquittement dans les cas où les deux personnes se connaissaient avant les faits. 

> L’affaire Weinstein a représenté un catalyseur dans la lutte contre les agressions sexuelles. Inversement, un Trump ou un Bolsonaro péjorent cette lutte ?

< On pensait qu’avec son « grap the pussy » Trump ne serait jamais élu. Pourtant des femmes blanches ont voté pour lui. Elles ont un statut de protégées et de complices dans ce système patriarcal, elles le soutiennent parce qu’elles en bénéficient. L’élection de ces deux hommes représente une réaction. Il y a de fortes résistances aux avancées féministes. Les gens ont peur de perdre leurs repères traditionnels, raison pour laquelle on vote pour un Trump ou un Bolsonaro. Nous chercheuses féministes avons subi des attaques depuis leur élection. Je ne sais pas si c’est l’effet Trump ou Bolsonaro, mais c’est concomitant à leur accession au pouvoir.

> En rendant plus accessible une imagerie pornographique empreinte de violence, internet n’alimente-il pas les agressions ?

< Aujourd’hui, l’imagerie pornographique est plus disponible, c’est vrai. Mais la sexualité violente a toujours existé, indépendamment de l’industrie pornographique. En atteste par exemple l’histoire de ces adolescentes placées et stérilisées de force parce qu’elles transgressaient les normes de la bienséance féminine. Ou les violences sexuelles perpétrées contre des enfants dans les institutions catholiques. Ces actes-là composent réellement une sexualité très violente. En revanche, il n’y a pas de lien de cause à effet entre pornographie véhiculée sur internet et violences sexuelles.

> On a l’impression que la dévalorisation du féminin demeure très présente dans les médias, les séries télévisées, le cinéma, la publicité.

< Ce n’est pas aussi simple. Dans les séries il y a de plus en plus de femmes fortes, lesbiennes ou libres. Leur représentation est devenue ambivalente. On observe à la fois une affirmation d’identités féminines qui ne sont pas traditionnelles et une dévalorisation du féminin qui perdure face une hétérosexualité dominante. Dans la série Dix pour cent, Camille Cotin est homosexuelle, mais finalement on la fait coucher avec un homme. La série danoise Borgen met en scène une Birgitte Nyborg prise dans les tourmentes du pouvoir politique. Celle-ci se fait finalement larguer par son homme, qui ne supporte pas qu’elle soit forte et délaisse les affaires de la famille. Les femmes atypiques restent des exceptions, quelque chose qui ne va pas de soi. Elles se font souvent rappeler à l’ordre.

 

Marylène Lieber est sociologue, professeure en études genre à l’Université de Genève. Ses travaux portent sur les violences, l’espace public et les migrations. Elle a publié notamment Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question (Presses de Sciences Po 2008) et plus récemment Le traitement pénal des violences sexuelles à Genève. Une étude exploratoire (IRS Working Paper no 14, Université de Genève, 2019).