Depuis 2015, le Père Desbois s'emploie à documenter et faire reconnaître le génocide des Yézidi.e.s. ©Lola Ledoux
Depuis 2015, le Père Desbois s'emploie à documenter et faire reconnaître le génocide des Yézidi.e.s. ©Lola Ledoux

MAGAZINE AMNESTY Témoignages «Il faut suspendre son jugement»

Par Thibault Leroux - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 97, Juin 2019
Connu pour avoir documenté la Shoah par balles, le père Desbois travaille aujourd’hui sur le génocide des Yézidi·e·s en Irak.
> AMNESTY : Vous enquêtez depuis 15 ans sur des crimes commis à des fins génocidaires, avec l’association Yahad-in Unum. Quelle place prend le témoignage dans ce travail mémoriel et d’alerte ?

< Patrick Desbois : On est dans le registre de l’enquête. Notre travail consiste à chercher des preuves concordantes de ce qui s’est passé. On n’enregistre personne sans avoir mené des recherches au préalable. S’il s’agit de l’ex-URSS, on croise les archives soviétiques, allemandes, polonaises et on enquête sur chaque village dans la période considérée. On dispose d’au minimum deux versions d’événements avant d’aller enregistrer les voisins, ceux qui ont vu le crime. On mène aussi des recherches balistiques. C’est après que l’on fait une synthèse. Le témoignage n’est qu’une source au service de l’enquête.

> Le témoignage en tant que source ne pose-t-il pas la question du rapport à la vérité ?

< Les preuves concordantes font la vérité. Quand vous avez une source soviétique, une source de la justice allemande plus une recherche balistique et deux témoins qui ont vu la scène, vous pouvez établir un fait. Les policiers n’en demandent pas tant ! Le but est de savoir où ça s’est passé, comment les tueurs ont procédé, quels uniformes ils portaient, où sont les corps. Pour nous, le témoignage s’inscrit donc dans une recherche criminelle.

> S’agissant de la Shoah par balles en Ukraine, les témoignages collectés ont-ils apporté des pièces manquantes au grand récit historique ?  

< Oui, parce qu’on n’avait jamais interviewé les voisins. Il est difficile de faire une enquête sans savoir qui a assisté au crime, s’il y avait des complicités et où sont les corps. Et sans la parole des voisins, on ne peut pas savoir où sont les corps.  

> Que ce soit avec les Ukrainien·ne·s, aujourd’hui plus qu’octogénaires, ou les Yézidi·e·s, avez-vous le sentiment de mener une course contre la montre ? 

< En ex-URSS, nous pensons qu’il nous reste encore quatre ans pour enquêter. C’est effectivement une course contre la montre. Pour les Yézidi·e·s, nous avons une vingtaine de personnes qui travaillent pour nous au Kurdistan irakien. Elles connaissent les gens des camps, ce qui nous permet de savoir d’avance qui va arriver. On laisse d’abord la personne être interrogée par la police, puis rencontrer sa famille, et on intervient deux jours après.

> Comment parvient-on à faire parler ces personnes ?

< On applique une méthodologie particulière. D’abord, on écoute sans montrer ce que l’on pense. On insiste beaucoup sur la topographie des scènes de crime, pas sur la culpabilité. On va demander : où c’était ? Est-ce qu’il y avait un escalier ? Combien de marches ? Est-ce qu’il y avait un soupirail ? Est-ce qu’on pouvait voir dehors ? De quelle couleur était la mosquée ? On s’emploie à reconstruire le cadre. Du coup, la personne se revoit et raconte ce qui s’est passé. On ne demande jamais comment ou pourquoi. La question, c’est où. Généralement, les gens sont à l’aise pour répondre.

> Vous appuyez-vous sur un protocole précis ?

< Certains pensent que l’on a une grille de questions types. Ce n’est pas le cas. Notre méthode est une approche de la personne. De questions simples en questions simples, elle va révéler des tas de faits. On ne fonce jamais sur le crime, on retrace tous les aspects criminels. Une Yézidie va parler des gens qui l’ont achetée puis vendue, des maisons où elle a été retenue, des échanges d’argent. Si une autre nous dit qu’elle avait une Kalachnikov, on va lui demander : ce n’était pas trop dur de porter une Kalachnikov ? Vous aviez une bretelle pour l’attacher ou bien vous la portiez toujours à la main ? Vous dormiez avec ? Il arrive aussi que l’on confronte le témoin à des images (ndlr : tirées de la propagande de Daech, ) pour réactiver sa mémoire. Et s’il y a des contradictions, on croise les témoignages. 

> Avez-vous besoin de rassurer les personnes ?

< Non, ces gens n’ont pas peur de parler. Ni les Yézidi·e·s, ni les Soviétiques, ni les Guatémaltèques (ndlr : interviewé·e·s en 2003 par Yahad-in Unum, dix-sept ans après la fin du conflit armé). Il y a des précautions à prendre mais ce n’est jamais pareil. Si vous posez la question à un policier qui, comme nous, en est à plus de 5700 enquêtes, il vous répondra que ça dépend des personnes. Si une femme yézidie a été violée, aucun homme ne devra l’approcher, c’est une fille de notre équipe qui installera le micro. De même, on demande toujours à la famille de sortir du lieu de l’entretien filmé pour que la personne soit libre de parler. Une fille qui a été prostituée ne va pas le dire devant sa mère.

> Comment vous comportez-vous au moment de l’interview ?

< Il faut surtout suspendre son jugement. Si on n’y arrive pas, si on réagit aux horreurs, l’interview est terminée. La personne voit ce qu’on ressent. Il faut donc entrer dans son monde et le seul moyen, c’est d’être « poker face » (ndlr : impassible). Sur le plan relationnel, il faut beaucoup d’attention, de soutien, de fraternité. La fille qui est avec nous se tient près de la personne. Si celle-ci pleure, elle va aller l’embrasser, lui donner à boire et des mouchoirs. Dans les camps de réfugiés, notre traducteur est Kurde et cela contribue à la proximité. En ex-Union soviétique, notre traductrice Svetlana, une Ukrainienne d’origine russe, avait presque l’âge des témoins et savait adopter des façons de parler locales.

> Est-il nécessaire d’épouser le rythme de la personne ?   

< L’interview demande beaucoup de respect, de distance ou de proximité, selon l’individu. Il faut marcher avec ses chaussures et se soucier de son problème. Par exemple, s’il avait une arme, je ne vais pas lui demander qui il a tué mais : tu avais des chargeurs ? Tu en avais assez ? Je me « mets » dans tous les problèmes qu’il avait. S’il avait une ceinture d’explosifs, je ne vais pas lui demander s’il en avait une mais plutôt : ça s’accrochait devant ou derrière ? Tu peux me montrer ? Il faut vraiment marcher avec lui et, ainsi, il va décrire le reste. Cette approche, je l’ai apprise jeune en accompagnant des malades du cancer en fin de vie.  

> Comment se fait la mise à distance vis-à-vis d’une victime qui vient d’échapper à ses bourreaux, d’un témoin d’atrocités voire d’un tueur ?  

< On ne juge pas ce qui se dit pendant l’interview, on fera le point après. Si la personne a participé à des décapitations et commence à les décrire, on va poser des questions techniques. Si elle les trouve normales, on avance. Un garçon a vu son copain de 8 ans couper des têtes. On lui a demandé avec quoi il les coupait, comment il faisait. Il faut toujours faire preuve d’empathie et entrer dans le souci de la question difficile, y compris pour le tueur parce qu’il est pris dans ses propres questions. Celles de la victime, il s’en fiche. Si on l’interroge sur la victime, il va comprendre qu’on n’est pas avec lui. C’est un choix difficile à faire. J’ai interviewé un militaire roumain qui avait tué 223 juifs. Il m’a expliqué qu’il avait eu besoin de trois boîtes de 100 cartouches avec une mitrailleuse trois pieds. S’il y avait des enfants, des bébés, il n’en savait rien…    

> Face à de telles violations des droits humains, vous, homme de foi, avez-vous ressenti vos propres limites ?

< Il y a des moments où on ne peut pas aller au-delà de l’horreur. Une femme nous a raconté, l’une après l’autre, les dizaines de décapitations auxquelles elle avait assisté. À la troisième, j’ai demandé à Valy* de prendre la suite. Il est resté une heure et, lui aussi, a suspendu l’entretien. On a dit qu’on reviendrait le lendemain, elle a accepté. On aurait pu la perdre. Face à toutes ces atrocités, cette femme nous a dit qu’elle ne ressentait rien, qu’elle était devenue Daech. Cela nous a obligés à changer notre fusil d’épaule. Elle était la première à nous faire comprendre qu’elle n’était plus Yézidie. Mais on a connu pire : des jeunes transformés en candidats kamikazes, un enfant qui a assisté à toutes les peines capitales imaginables… Je n’ai jamais entendu des horreurs pires que ce qu’a fait Daech. Même avec les nazis.

> Pour les Yézidi·e·s, on en reste à un génocide sans coupables…

< C’est ma grande question. Personne ne parle des grands personnages de Daech, c’est un génocide anonyme et je n’en trouve pas les raisons. Les gens sont concernés par la machine terroriste et de guerre mais pas par la machine génocidaire. Aujourd’hui, je pense qu’on jugerait Hitler pour terrorisme et c’est une très mauvaise jurisprudence.

> Votre recherche de témoignages pouvant constituer des preuves de crimes sert-elle à la constitution d’un dossier pour la justice pénale internationale ?

< Pas internationale pour le moment. Si certains pays ont besoin d’éléments, on peut coopérer mais ça ne va pas au-delà. L’Irak n’a pas signé le Statut de Rome (ndlr : de la Cour pénale internationale), la Syrie non plus, et les pays qui l’ont ratifié traitent leurs propres affaires. On ne livre pas des noms mais des témoignages. Comme les membres de Daech ont pris des kunyas (ndlr : surnoms en arabe), c’est compliqué. On nous demande aussi de former des groupes qui accueillent des « revenants » d’Irak ou de Syrie. On leur montre le caractère criminel non pas des personnes – car on n’en sait rien – mais de l’environnement criminel dans lequel ils ont baigné. 

> Pensez-vous faire œuvre utile à la prévention des massacres de masse ?

< On essaie. Je fais beaucoup de conférences. Costel Nastasie, avec qui j’ai initié Action Yezidis, et Emmanuel Cortey, directeur adjoint de Yahad-in Unum, sont très actifs aussi. Mais on sent que, dans nos démocraties, cette question est une fenêtre aveugle. Les gens se disent que les machines terroristes, c’est l’affaire de la police et des services secrets, pas des citoyens. C’est infiniment grave. Je comprends mieux ce qui s’est passé pendant la Shoah. Maintenant, c’est la même chose. Nous agissons pour que les gens se réveillent et que les générations futures soient conscientes de ces idéologies génocidaires.  

 * Surnom de Costel Nastasie, coauteur avec Patrick Desbois de La Fabrique des terroristes, dans les secrets de Daech, Éditions Fayard, 2016.


Complément d'information

Pour la mémoire, contre le silence

Petit-fils d’un prisonnier de guerre déporté en 1942 dans le camp de Rawa Ruska, à la frontière ukraino-polonaise, Patrick Desbois a fait de la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme le combat d’une vie. À la tête de l’association Yahad-in Unum (Yahad, « ensemble » en hébreu, associé à l’expression latine In Unum, « en un »), qu’il a cofondée en 2004, ce prêtre catholique enquête sur l’histoire des juifs et des Roms assassinés en Europe orientale pendant la Seconde Guerre mondiale par les unités mobiles nazies, les Einsatzgruppen, et leurs alliés. Avec ses équipes, il collecte des preuves de cette « Shoah par balles ». Cette expression, tout comme ses méthodes d’enquête ont été contestées et critiquées par plusieurs historiens, en particulier suite à la sortie de son ouvrage, Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles (Éditions Michel Lafon, 2007). Depuis 2015, il s’emploie à documenter et faire reconnaître le génocide des Yézidi·e·s, minorité confessionnelle kurde, par Daech qui les considère comme des « kouffar » à éliminer ou asservir. Au travers du projet Action Yézidis, codirigé par Costel Nastasie, quelque 300 témoignages de survivant·e·s Yézidi·e·s ont été recueillis et des centres pour la réinsertion des femmes et l’accompagnement psychologiques d’enfants ouverts dans plusieurs camps de déplacés du Kurdistan irakien.