© Anne-Marie Pappas
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MAGAZINE AMNESTY Violences sexuelles, le poids des représentations Le sexisme au cœur des cyberviolences

Par Emilie Mathys - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 97, Juin 2019
Phénomène récent et encore sous-estimé, les cyberviolences frappent les femmes de manière disproportionnée. Ces attaques virtuelles, caractérisées par une audience presque illimitée et une rapidité de diffusion, ont des conséquences qui sont, elles, bien réelles.

« Avoir peur devant son ordinateur, c’est déjà la vraie vie », rappelait la journaliste française Nadia Daam lors d’un débat sur le cyberharcèlement des femmes journalistes dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Celle qui a vécu un véritable déferlement de haine numérique après une chronique radio condamnant le harcèlement de deux militants féministes en 2017, reste aujourd’hui encore très marquée par les menaces de mort et de viol à son encontre qui se sont répandues sur la toile. Et son cas est loin d’être isolé, comme l’a récemment montré l’affaire de la Ligue du LOL, du nom d’un groupe Facebook créé par des journalistes français pour harceler et insulter leurs collègues femmes et homosexuel·le·s. En Suisse, l’actuelle présidente de la Jeunesse socialiste suisse Tamara Funiciello, très présente sur les réseaux sociaux, révélait en février dernier sur les ondes de la RTS être régulièrement la cible de menaces de mort et de viol. 

Prolongement de la violence hors ligne

Découlant directement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, cette violence d’un nouveau genre a explosé ces dernières années. Insultes et harcèlement fondés sur le genre, notamment des menaces de viol, photos publiées sans autorisation, traque furtive en ligne, divulgation d’informations personnelles, pornographie non sollicitée ou encore usurpation d’identité composent ce phénomène sous-estimé. En témoigne un manque cruel de données à ce sujet. Principales cibles ? Les femmes et les filles, qui sont touchées de manière disproportionnée, rapporte une étude de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE). « Ces violences sont avant tout des violences sexistes », abonde Bérengère Stassin, chercheuse en sciences de l’information et de la communication spécialisée dans les questions de cyberharcèlement. Dans le même sens, un rapport d’Amnesty (2018) démontre que toutes les 30 secondes en moyenne, une femme est harcelée sur Twitter. « La cyberviolence est un prolongement de la violence hors ligne, rappelle la chercheuse. Homophobie, transphobie et racisme sont également très présents sur les réseaux. Ces discriminations ont toujours existé, internet n’a rien inventé ».

En effet, si le net joue un rôle de miroir sociétal, il amplifie les violences de par son audience illimitée. C’est l’une des particularités de la cyberviolence : un nombre considérable d’individus a accès à une information qui, hors ligne, serait limitée à un cercle restreint. Un tweet injurieux, une vidéo problématique peuvent ainsi en un rien de temps se transformer en un phénomène massif et incontrôlable.

Autre spécificité de ces violences digitales, celle de l’anonymat. Comme l’explique Bérengère Stassin, « le passage à l’acte est favorisé par la perspective de pouvoir agir caché, ce qui favorise le manque d’empathie. Lorsque l’on profère des insultes confortablement assis derrière un écran, on n’a pas d’accès direct au visage de l’autre. On ne voit pas le mal que l’on cause ». Pourtant, cet anonymat est tout relatif car, rappelle la chercheuse, tout ce qui est posté sur le net laisse des traces qui peuvent réapparaître des années après.

Attaques virtuelles, dégâts réels

Comme dans la vie réelle, ces violences 2.0 se retrouvent aussi dans des relations intimes. Une situation qu’a vécue Julie*, 25 ans, victime de cyberharcèlement domestique de la part de son ex-partenaire. Lorsqu’elle tente de le quitter après six mois de relation, la situation s’envenime rapidement. La jeune femme décide alors de le bloquer des réseaux sociaux. Mais son ancien copain trouve un moyen de la contacter en se créant de nouvelles adresses mails. « Il m’a menacée de révéler certaines choses sur moi et ma famille à mes amis. Il savait que le regard des autres était important pour moi », raconte Julie. « Il disait aussi avoir en sa possession des photos compromettantes ». Elle réussit à le quitter définitivement après deux ans de relation, mais les menaces quotidiennes continuent les mois qui suivent, via des faux comptes instagram, des appels par le biais de numéros inconnus, des mails menaçants… « Cette histoire m’a beaucoup affectée sur le plan psychique. Une atmosphère lourde se crée, on a l’impression qu’il n’y a pas de limites au harcèlement en ligne, que notre agresseur peut nous contacter via tous les réseaux. On vit constamment dans la peur », confesse la jeune femme qui, pendant deux semaines, s’est promenée avec un spray au poivre de peur d’une éventuelle agression. C’est finalement lorsque son harceleur se présente sur son lieu de travail que Julie peut se rendre à la police pour signaler le cas. Le plus complexe dans cette affaire a été du point de vue de la jeune femme le manque de preuves. « On m’a conseillée de prendre des captures d’écran, mais il est facile d’effacer des messages. »

Pas de loi contre le harcèlement

En Suisse, aucun article du Code pénal ne punit spécifiquement le harcèlement, et encore moins le cyberharcèlement. Des moyens d’agir existent, ils sont malheureusement souvent peu concluants. « Il est possible de porter plainte pour atteinte à la personnalité, de tenter de faire valoir ses droits d’auteurs en cas d’images divulguées sans autorisation ou encore de porter plainte pour atteinte à l’honneur en cas de diffamation ou d’insultes. Dans ce cas, c’est à la justice de retrouver les coupables », précise Michel Jaccard, associé au sein de l’étude spécialisée « id est avocats », qui admet que « ces affaires sont encore peu prises au sérieux. ». Il n’existe actuellement pas de procédure accélérée pour de tels cas. Pour l’avocat, le mieux est souvent de travailler directement avec les plateformes concernées, en dénonçant le contenu offensant par exemple. En définitive, on reste encore « très vulnérable dans le domaine du cyberharcèlement, et il existe peu de ressources efficaces pour le combattre et le faire condamner, même si la loi pourrait changer à l’avenir. L’Office fédéral de la justice planche sur un projet dans ce sens ».

Mais si la loi a toujours un temps de retard, une prise de conscience au niveau individuel fait son chemin. Michel Jaccard, qui intervient dans les écoles à ce sujet, note que les jeunes se rendent désormais compte que partager un contenu problématique, par exemple, peut avoir de réelles conséquences juridiques. De son côté, la chercheuse Bérengère Stassin se réjouit que, portées par les mouvements #Metoo et #Balancetonporc, les jeunes femmes hésitent de moins en moins à dénoncer les agressions et menaces dont elles sont victimes.

À l’heure où internet est devenu une nécessité, il est plus que jamais crucial d’en faire un espace où la liberté d’expression n’empiète pas sur le respect de la personne. Sans cela, l’égalité ne pourra être atteinte.