Les populations indigènes du Brésil craignent pour leur vie depuis l'élection de Jair Bolsonaro.©Gabriel Uchida
Les populations indigènes du Brésil craignent pour leur vie depuis l'élection de Jair Bolsonaro. ©Gabriel Uchida

MAGAZINE AMNESTY Brésil Un climat de peur

Par Nadia Boehlen - Article paru dans le magazine AMNESTY n° 98, août 2019
Les discours hostiles aux droits humains tenus par le candidat Jair Bolsonaro durant la campagne électorale sont désormais traduits en actions. Les mesures du gouvernement brésilien génèrent un climat de peur parmi les populations défavorisées et affectent l’action des mouvements sociaux. Le point avec la militante féministe Ludmilla Teixeira.
> AMNESTY: Observe-t-on au Brésil, comme aux États-Unis après l’élection de Trump, un regain de mobilisation de la société civile depuis l’élection de Bolsonaro ?

< Ludmilla Teixeira: Oui une résistance a pris forme, différents mouvements s’organisent pour être plus forts, notamment des collectifs d’indigènes. Et on observe une montée en force des femmes en politique. Nous sommes passées de 58 députées en 2014, à 77 en 2019. Parmi ces femmes, 27 sont des députées d’opposition au gouvernement Bolsonaro. Elles luttent notamment contre la réforme de la sécurité sociale. Citons notamment Joênia Wapichana, première femme indigène à avoir été élue députée fédérale au Brésil, et Erica Malunguinho, première députée transgenre du Brésil, élue le 7 octobre 2018 à l’Assemblée législative de l’État de Sao Paulo.

> Contre quoi les indigènes luttent-ils exactement ?

< La question de l’extension des terres agricoles est très préoccupante en ce moment. Bolsonaro a entrepris d’annuler la politique de démarcation des terres en faveur des indigènes. Heureusement, sa tentative d’enlever à la FUNAI, la Fondation nationale de l’Indien, l’organisme du gouvernemental brésilien qui élabore et applique les politiques relatives aux peuples indigènes, la tâche d’identifier, de délimiter et de démarquer les terres indigènes, a échoué. Le président avait déplacé ces opérations au Ministère de l’Agriculture. Sur décision d’une commission du Congrès chargée d’analyser les réformes administratives du nouveau gouvernement, la démarcation des terres a finalement été rétrocédée à la FUNAI. Il aurait été catastrophique qu’un ministère en charge de l’agrobusiness s’occupe de la démarcation des terres indigènes. Rappelons qu’aux yeux des latifundiaires, les indigènes sont des obstacles aux avancées de la déforestation de l’Amazonie.

> Les mouvements sociaux sont-ils mis sous pression par le gouvernement Bolsonaro ?

< En amont des Jeux olympiques, Dilma Rousseff a décrété une loi antiterroriste obligatoire pour les pays accueillant de grands événements sportifs. Le gouvernement altère actuellement cette loi pour criminaliser les mouvements sociaux. Cette criminalisation se dirige principalement contre le Mouvement des sans-terre, qui lutte pour la réforme agraire si nécessaire au Brésil, et contre le Mouvements des sans-toit. Il existe une tentative de criminaliser par la voie légale ces mouvements sociaux.

> Le plan anticriminalité est extrêmement problématique en termes de violences policières…

< Oui, le paquet anticriminalité du ministre de la Justice Sérgio Moro, le juge qui a fait condamner l’ancien président Lula, va altérer quatorze points du Code pénal. Il met en danger de mort les populations des périphéries noires et pauvres. Comme si la situation actuelle ne suffisait pas ! Le Brésil a déjà une des polices qui tue le plus au monde. Avec la réforme, les policiers auront légalement une licence pour tuer, puisqu’elle prévoit l’assouplissement des critères permettant d’invoquer la légitime défense pour justifier le recours aux armes à feu. Nous, les Noirs du Brésil, principales cibles de la police et de l’armée, vivons actuellement dans un climat de peur. La peur de ne pas savoir jusqu’à quel point notre sécurité et notre intégrité physique vont être préservées. Récemment, des militaires en patrouille ont criblé de plus de 80 balles une voiture qui transportait cinq membres d’une même famille, y compris deux enfants, à Rio de Janeiro, pensant qu’il s’agissait de voleurs. Le conducteur, le musicien Evaldo Rosa, est mort sur le coup. Son beau-père, assis sur le siège passager, a été blessé, et un piéton qui tentait de leur venir en aide a lui aussi été atteint par les tirs. Le président a minimisé l’affaire.

> La nomination de Damara Alves au Ministère des Droits de l’homme et de la Famille est aussi très préoccupante.

< Oui, cette nomination au Ministère des Droits humains d’une pasteure évangélique, qui croit que les femmes doivent être soumises aux hommes ou que l’on peut soigner les homosexuels, est honteuse. C’est surréaliste. La question des personnes LGBTI ne fait plus partie des plans du Ministère. Cette ministre représente un retour en arrière par rapport à toutes les conquêtes que les femmes, les personnes noires et les indigènes ont acquises ces dernières décennies. Avec sa nomination, c’est comme si ces conquêtes partaient en fumée.

> Que signifie le projet de « bourse du viol » proposé par cette ministre ?

< Au Brésil, l’avortement est légal en cas de viol, de malformation fœtale ou de risque de mort pour la mère. Mais selon le projet de la ministre, les femmes devraient demander la « bourse viol » (bolsa estupro) et garder « leur enfant » suite à un viol. La femme recevrait 85 reals par mois (environ 20 francs suisses) en guise de pension alimentaire. Si le violeur est identifié, c’est lui qui payerait cette somme. Dans le cas contraire ce serait à l’État de payer. 85 reals, ce n’est même pas 10 % du salaire minimum ! N’importe quel juge spécialisé dans les affaires de famille octroie en général au moins 20 % du salaire minimum comme pension alimentaire pour les mères. Et comment se sentira la femme contrainte de s’occuper du fruit de la violence ? 85 misérables reals par mois peuvent-ils enlever la douleur d’être victime de violences sexuelles ?

> Qu’en est-il de la situation des personnes LGBTI ?

< Bolsonaro a exprimé plusieurs fois son opinion à l’égard de cette population avec des lieux communs. Dès lors, il n’est pas étonnant que la population suive. En effet, les manifestations homophobes ont augmenté, et il y a un regain de violence contre cette population. Une récente recherche réalisée par l’organisation Genre et Nombre (Gênero e Número) en atteste. 51 %des personnes sondées ont subi au moins une agression pendant le second semestre 2018. 99 % des LGBTI interrogés ont déclaré avoir peur dans le climat actuel. Et depuis juillet 2018, il y a eu 85 dénonciations d’assassinats de personnes LGBTI.

> Des réformes inquiétantes ont aussi été proposées dans le domaine de l’éducation.

< Le ministre de l’Éducation Abraham Weintraub a décidé de réduire de 30 % les sommes allouées à trois universités publiques jugées coupables « d’agitation politique » : les Universités fédérales de Brasilia (UnB), de Rio de Janeiro (UFF) et de Bahia (UFBA). Or ces universités sont considérées comme les meilleures du Brésil. Quelques jours plus tard, la mesure a été étendue à l’ensemble des universités fédérales. Ces coupes budgétaires visent littéralement à bâillonner les milieux académiques et à abolir toute pensée critique.

> La volonté de répression des minorités et des forces progressistes qui les soutiennent est-elle systématique ?

< Oui, l’attaque est systématique. Contre les minorités, les penseurs, les militants, les indigènes, qui sont aussi les principaux conservateurs de notre biodiversité. On tente de miner les politiques sociales et les droits des travailleurs, ainsi que les forces qui soutiennent ces acquis. Jean Wyllys, (n.d.l.r. : député gay du Parti socialisme et liberté, qui s’est exilé en Europe en janvier) a été l’un des premiers à subir les attaques du nouveau gouvernement. On a cherché à détruire son image au travers de mensonges, de fake news. Et il a subi des menaces de mort. La députée socialiste Renata Souza est la cible du gouverneur d’extrême droite de Rio de Janeiro, Wilson Witzel, qui récemment se trouvait aux côtés de policiers mitraillant des personnes depuis un hélicoptère. Dans ce climat, nous craignons un nouvel assassinat comme celui de Marielle Franco. D’ailleurs, des personnes de l’entourage de Bolsonaro étaient impliquées dans l’assassinat de Marielle.

À lire : Jean-Jacques Fontaine, « Chroniques du Brésil de Jair Bolsonaro », Éditions l’Harmattan, 2019.