Aéroport de Lesbos, six heures du matin. Sarah Mardini est prête à s’envoler pour Berlin, après neuf mois passés sur l’île comme bénévole auprès de réfugié·e·s. Elle se réjouit de reprendre ses études, de retrouver sa vie en Allemagne. Mais Sarah va rater son avion. La police grecque l’arrête juste avant le contrôle de sécurité. Les agent·e·s lui assurent qu’elle pourra poursuivre son voyage le lendemain aux frais du gouvernement grec — si tout est en ordre. Or, Sarah ne sera pas libérée ce 21 août 2018 ni les jours suivants. Seán Binder, qui a passé ces derniers mois à ses côtés pour aider les réfugié·e·s fraîchement débarqués sur les côtes de Lesbos, se rend en toute hâte au poste de police. « Je pensais qu’il s’agissait d’une erreur », raconte Seán, « et je voulais dissiper le malentendu ». Lorsqu’il tente de clarifier la situation avec la police, il est arrêté à son tour. Ce que le Ministère public reproche aux deux jeunes gens est très grave : traite d’êtres humains, détournement de dons caritatifs à des fins d’enrichissement personnel, blanchiment d’argent, espionnage et appartenance à une organisation criminelle. Selon la police grecque, ces accusations seraient l’aboutissement de six mois d’enquête. En février 2018, Sarah et Seán ont été arrêtés une première fois lors d’un contrôle routier, alors qu’ils sillonnaient les côtes de Lesbos pour repérer de nouveaux bateaux venant du large. Les policiers ont trouvé un second numéro d’identification militaire sous la plaque d’immatriculation grecque. Ils ont confisqué les téléphones et ordinateurs portables, et emmené les deux jeunes gens au poste. Libérés au bout de 48 heures, ceux-ci n’ont plus été inquiétés par la suite.
Incertitudes
Après la seconde arrestation d’août 2018, les enquêteurs ont dressé un constat d’une longueur inhabituelle, dans lequel ils reprochent à Sarah et Seán de s’être concertés sur les routes migratoires en Méditerranée par des messages Whatsapp cryptés et d’avoir espionné les communications radio des garde-côtes pour faire entrer illégalement des personnes en Grèce par les îles de la mer Égée. Pas question dès lors de leur rendre la liberté.
Sarah partage sa cellule avec deux autres femmes, à qui elle enseigne quelques bribes d’anglais pour passer le temps. Les femmes se plaignent du manque d’eau et de nourriture, et des piètres conditions sanitaires. Après deux semaines, Seán est transféré à la prison pour hommes de Chios, et Sarah, dans celle de Korydallos, un établissement pénitentiaire hautement sécurisé non loin d’Athènes. Ni l’un ni l’autre ne savent combien de temps on les laissera dans l’incertitude. Personne ne leur donne d’informations fiables. Selon leurs avocats, les accusations portées contre eux pourraient leur valoir jusqu’à 25 ans derrière les barreaux. Et tout cela, pour avoir sauvé des vies humaines.
Soulager la détresse
Sarah Mardini, 25 ans, a elle-même connu l’exil et son histoire lui a valu la célébrité en 2015. Elle et sa sœur Yusra ont toutes deux été championnes de natation dans l’équipe nationale de Syrie. Lorsque le moteur d’un canot est tombé en panne durant la traversée entre les côtes turques et Lesbos, les deux sœurs se sont jetées à l’eau et ont tiré l’embarcation transportant 18 personnes jusqu’aux rivages de l’île grecque.
À peine une demi-année après avoir trouvé refuge à Berlin en automne 2015, Sarah a décidé de retourner en mer Égée pour assister celles et ceux qui y sont restés bloqués. Depuis, elle abandonne régulièrement pendant plusieurs mois sa nouvelle vie dans la capitale allemande pour offrir gratuitement son aide à Lesbos.
Au moment de son arrestation, Seán Binder y travaillait bénévolement depuis plus d’une année comme sauveteur en mer. Après un master sur la politique européenne de défense et de sécurité effectué à Londres, ce jeune homme de 25 ans d’origine allemande et irlandaise a décidé de s’engager. Tout comme Sarah, sa formation de nageur-secouriste lui a permis de fournir une assistance professionnelle et ciblée.
Des centaines de personnes tentent depuis plusieurs années d’améliorer le sort des réfugié·e·s en grande précarité échoués aux frontières de l’Europe. Depuis l’accord entre l’Union européenne et la Turquie conclu en mars 2016, ils sont plus de 10 000 à vivre dans des conditions catastrophiques dans le camp Moria sur Lesbos. Ces réfugié·e·s ne peuvent ni retourner chez eux ni poursuivre leur voyage. Certain·e·s devront patienter deux ans avant d’être auditionné·e·s pour la première fois. Et les nouveaux venus ne cessent d’arriver en canots pneumatiques depuis la Turquie. Heureux d’avoir survécu à leur périple, ils ne savent pas encore ce qui les attend ici.
Grâce à sa formation, Seán aidait à accueillir les réfugié·e·s qui débarquaient le soir des canots, tout comme Sarah, qui travaillait également en journée comme interprète à Moria. Ils tiraient les personnes hors de l’eau, les enveloppaient dans des couvertures, leur prodiguaient des soins médicaux d’urgence et les accompagnaient jusqu’aux bus en direction du camp.
De graves accusations
Sarah et Seán ne sont que deux des nombreux bénévoles qui offrent leurs compétences professionnelles pour combler les lacunes du système d’assistance aux personnes en fuite. Or, aujourd’hui, les autorités ne considèrent pas d’un bon œil celles et ceux qui portent secours aux réfugié·e·s. On leur reproche de faciliter leur passage en Europe. En 2016 déjà, trois pompiers espagnols ont été accusés de « traite d’êtres humains » après avoir effectué des sauvetages en mer. Ils n’ont été acquittés qu’après deux ans de procès.
L’histoire de Sarah et Seán n’est nullement un cas isolé. Dans toute l’Europe, les personnes qui soutiennent les réfugié·e·s et se battent pour leurs droits font face à de multiples attaques. « Le plus inquiétant n’est pas que j’aie été jetée en prison sans procès et que je risque d’y rester pendant 25 ans », confie Seán. « Ce qui m’angoisse vraiment, c’est que cela puisse arriver à n’importe qui. Les États ne respectent plus les lois qui devraient assurer la protection de tous les êtres humains. Le plus grave, c’est que des personnes qui fuient les persécutions dans leur pays d’origine souffrent et meurent en Europe. »
Sarah et Seán ont été libérés sous caution le 3 décembre 2018 après plus de 100 jours derrière les barreaux. Ils ne savent toujours pas si les autorités grecques maintiendront leurs accusations, qui pourraient leur valoir 25 ans de prison.
*Franziska Grillmeier est journaliste indépendante et vit à Lesbos