Elle regarde les ceps de vignes qui se répandent jusqu’aux parois rocheuses des flans montagneux. Le bâtiment de gare en bois, improbable et désaffecté, la carrière dont l’usage lui a toujours paru mystérieux. Et les quelques machines de chantier laissées à l’abandon, au pied des collines de gravats et de poussière. Elle ne saurait dire pourquoi, voir ces machines de chantier l’a toujours rassurée.
Elle se souvient de ces moments où, enfant, elle collait son visage contre la vitre de la voiture de son père pour s’échapper de l’univers clos de sa famille, pour s’imaginer des ailleurs qui lui semblaient propices. De ce rêve qu’elle faisait éveillée de survoler le monde en tapis volant, avec pour seul bien quelques beaux vêtements empilés flottant au-dessus de l’engin aérien. Elle se revoit au pied de la maison de ses grands-parents, installée sur la balançoire qu’elle fabriquait avec une planche épaisse et des cordes qui trainaient dans la maisonnette de jardin. Alice s’y balançait une éternité. Une éternité à s’imprégner de la chaîne de montagnes à l’horizon, des forêts hautes et des prairies à vaches tout autour d’elle. Une éternité à laisser son esprit voguer en des instants rêvés, loin du monde de son enfance.
René lui demande de choisir un CD dans la boîte de fer rouge posée derrière le frein à main. Sur la surface de chaque disque, il a tracé des mots ou des dessins (vagues, soleil, signe de l’infini, trois petits points) au feutre indélébile, qui renvoient à leur contenu musical. Son mari est le seul à connaître le lien entre ces sigles et la musique. Alice lit les noms ou décrit les figures griffonnées sur la surface des disques. Après avoir fait passer une dizaine de CD entre ses mains, elle demande:
- Il est sur quel disque le duo Bob Dylan et Johny Cash ?
- The girl from the north country?
- Oui
- Sur celui avec les vagues.
Alice introduit le disque qu’ils ont choisis d’écouter dans le lecteur de CD de la voiture.
- C’est laquelle la chanson?
- La quatre.
Elle pose sa main au-dessus du genou de René et se penche contre son épaule pour savourer la musique avec lui.
Elle regarde ses cheveux, épais, foncés. Ses yeux noirs, un noir chaud, intense. Un noir qui pourrait indiquer une ascendance africaine ou indienne. Ce moment où elle a attendu René sur l’esplanade de la rue qui descend en pente raide jusqu’à la gare lui traverse l’esprit. Elle est assise sur des lattes en bois. Autour d’elle c’est sale. Berlingots, cannettes, bouteilles en pet et paquets de cigarettes vides. Cuillères en plastique, emballages de paquets de bonbons et de barres de chocolat, paquets de chips vide. C’est sale, et pourtant elle reste là à attendre. Quelques pigeons font des va-et-vient inutiles pour voir s’il y a quelque chose à débusquer. Elle entend les véhicules qui longent de manière ininterrompue le vaste bâtiment de la gare. Le bruit des passants et des valises qu’ils tirent sur l’asphalte, le brouhaha d’un groupe d’enfants sur la rue qui mène au centre-ville. En face d’elle, dans un cabinet de médecine chinoise, elle aperçoit un homme penché à la fenêtre. Chemise blanche, le cheveu gras et le regard fuyant, il l’observe en silence, faisant mine de se concentrer sur sa cigarette. Presque au même moment, elle sent la main de René frôler avec une douceur extrême son épaule. Elle lève la tête dans sa direction et lui sourit.
Elle admire la manière dont il a installé son travail d’architecte. Une PME pour un travail d’indépendant. Une architecture aux lignes épurées, mélange de matériaux bruts, bois et béton. Des constructions attentives à l’environnement dans lequel elles s’intègrent. Petit-à-petit le regard de René l’a amenée à mieux composer, presque à construire les toiles dont elle a toujours su chercher en elle les sujets dans ses moments de rêverie. Oui il l’a poussée à travailler ses toiles pour qu’elles deviennent des œuvres abouties, puis à les regrouper selon les matières et les thèmes abordés. Elle a conçu un premier tableau qu’elle a jugé digne d’être montré. Un monotype pour un horizon bleuté, un bleu intense, hypnotique, une teinte quasi aquatique, qui par endroit vire au noir, avec de fragiles incursions de lumières. Puis elle a réalisé plusieurs pièces avec pour point commun cette alternance de lumières et de sombres multiples, bleu pétrole, nuances de gris, gris intenses jusqu’au noir. Des étendues souvent traversées par une emprunte humaine, parfois infime, une route qui prolonge l’horizon, la lueur d’un lampadaire ou d’un arrêt de bus. Première exposition, critiques favorables et quelques ventes. Mais il lui faut peindre davantage, mettre en images ces idées qui la traversent et souvent s’échappent d’elle, faute de temps pour y réfléchir et les travailler en esquisses. Elle songe à fixer dans une série de tableaux dont la composition emprunterait à la photographie l’intrusion parfois incongrue de la modernité et de la migration dans des lieux longtemps restés traditionnels ou vierge de cette présence.
Mais il y a tant à faire, tant à penser, sans arrêt, encore et encore. Préparer le déjeuner pour les enfants, veiller à ce qu’ils se brossent les dents, se coiffent, préparer le contenu de leur récré. Pendant le trajet à pied jusqu’à son lieu de travail, lister mentalement les courses qu’il faudra faire le soir, les rendez-vous à agencer pendant la semaine, pédiatre, lunettes de son fils à redresser, cours de tennis pour l’hiver à organiser. Habits à acheter pour le changement de saisons. Penser au repas du soir, à préparer en même temps qu’elle révisera les mathématiques avec sa fille. Au travail, profiter des pauses et appeler les grands-mères pour organiser le goûter, les trajets des enfants au foot et à la gym.
Alice a contribué à faire de la bibliothèque qui l’emploie un espace ouvert sur la Cité. Un lieu d’exposition, de rencontre avec les auteurs, un lieu proposant divers évènements, lectures de comptes, ateliers d’écritures, conférences. Elle est fière des changements qu’elle a su insuffler à cette institution autrefois si statique, grisâtre et recluse. Elle agence toutes ses activités professionnelles en prenant garde qu’elles n’empiètent pas sur son temps de maman, et sur ce temps si désespérément ténu de peintre qu’elle a commencé à s’aménager. Ranger l’appartement le soir, coûte que coûte, quand les enfants sont couchés, pour ne pas que le temps qu’elle perd pour le faire ne rogne sur les moments de journée qu’elle aurait pour peindre, les quelques heures où les enfants seront avec leur grands-parents. Ces moments où le temps s’arrête enfin. Avant de se coucher, liquider encore l’administratif, email, factures, justificatifs divers à assembler. Et préparer les affaires que les enfants prendront avec eux le lendemain. Oui, les femmes ont gagné en indépendance, songe-t-elle. Petit-à-petit, elles se sont donnés les moyens d’exercer de beaux métiers. Des métiers qui les ancrent où monde, des métiers grâces auxquels elles développent des compétences, grandissent et parfois se réalisent, des métiers qui leur permettent une indépendance financière. Mais tout se passe à présent comme s’il était normal qu’elles travaillent, assument leur indépendance financière, voire génèrent une partie substantielle du revenu familial, tout en portant encore l’essentiel des tâches éducatives et d’intérieur. En accédant aux études et à des emplois dignes de ce non, en obtenant leur indépendance, elles ont en quelque sorte doublé la charge qui pèse sur elles. Dans les cours d’école, dans le regard de la famille ou dans le regard social, et dans celui des hommes, c’est toujours d’elles qu’on attend qu’elles veillent aux enfants ou à la bonne tenue de leur maison. On s’attendrit d’un père qui passe une fois ou l’autre dans les préaux, mais on soupçonne vite une mère de ne pas en faire assez si elle n’apparaît pas régulièrement dans ces espaces.
Alice recolle son visage contre la vitre de la voiture. Elle songe à sa famille, dont elle aime tant sentir la chaleur autour d’elle. Des images d’instants partagés lui traversent l’esprit. La soupe de courge que René laisse mijoter pendant que les enfants prennent le bain, et dont l’odeur se répand dans le salon. Le temps passé à table tous les quatre, à observer les oiseaux depuis la fenêtre, à se raconter la même histoire dans des manières différentes : la manière fâchée, la manière triste, la manière joyeuse… Les longs déjeuners du dimanche avec les œufs à la coque, le pain toasté et les jus de fruits. Les films qu’ils regardent sous la couette, même ces histoires d’insectes, qui l’impatientent tant. Leurs marches en forêt agrémentées d’une grillade ou d’un pique-nique, les lectures qu’ils font ensemble aux enfants avant qu’ils ne s’endorment.
Elle aimerait vivre une fois encore ce lien d’infinie douceur entre elle et son nouveau-né. Mais elle ne veut pas faire davantage, porter davantage. Elle ne veut pas que la liste sans fin des tâches domestiques s’allonge encore, elle ne peut pas. Elle commence à peine à bénéficier l’indépendance qu’acquièrent ses enfants pour s’isoler et peindre. Avec un nourrisson, ce temps si court de création qu’elle s’est aménagé serait englouti à nouveau. À moins que René ne s’implique davantage dans l’organisation des tâches domestiques. Que ce soit lui qui assume principalement l’intendance de la scolarité et des activités du dernier-né. Non elle ne peut pas porter plus. Mais comment lui faire comprendre. Comment l’amener à prendre l’initiative pour ces tâches, faire en sorte qu’il ne soit pas seulement un exécutant de quelques corvées domestiques en appoint à son travail à elle, et seulement après qu’elle le lui ait demandé. Comment faire pour qu’il anticipe, prévoie et prépare les milliers de tâches infimes que requiert l’éducation d’un enfant, sans qu’elle le lui rappelle sans cesse, ou sans qu’elle ait même à y penser.
De famille nombreuse, René a toujours rêvé de recréer à son tour une grande maisonnée. Elle songe à cet épisode de la poubelle, quelques mois après qu’il lui a proposé de faire un troisième enfant. Cette fameuse poubelle qu’elle a refusé tout net de soulever quand il le lui demandé, ce refus qu’il lui a tant reproché, pointant du doigt son égoïsme. Oui cette poubelle ce n’était peut-être rien, et elle aurait pu la vider. Mais dans l’esprit d’Alice, ne pas soulever cet objet était un moyen de tester si René l’allègerait vraiment dans les tâches du quotidien si un autre enfant venait à naître. Et dans son esprit, accepter de prendre la poubelle, c’était comme renoncer à peindre.
Alice décolle son front de la vitre de la voiture. Elle s’incline vers René et effleure ses cheveux en lui souriant.
- La chanson de Nina Simones, How it feels to be free, elle est sur ce disque, non ?
- Oui, c’est la neuf ou la dix, dit-il en lui renvoyant son sourire.
Aux abords de la ville, René bifurque pour emprunter la route qui monte à flanc de coteau. Une lumière automnale se répand sur le vignoble dont les feuilles ont commencé à se colorer de rouille et d’or. Alice se revoit lorsqu’elle était enfant, sur la balançoire au pied de la maison de ses grands-parents. Elle a tant besoin de s’évader.