« Tu es journaliste. Tu as donc forcément quelque chose à te reprocher ». C’est ce qu’un agent de la sécurité d’État a répondu à Rana Mamdouh à l’aéroport du Caire, lorsqu’elle a voulu savoir pourquoi elle avait interdiction de quitter l’Égypte. Ce jour-là, elle comptait s’envoler pour la Jordanie et participer à une conférence sur le journalisme d’enquête. Elle a dû quitter l’aéroport et rentrer à la maison. Rana a relaté cet incident trois semaines plus tard sur Mada Masr, le webzine pour lequel elle travaille.
En ce vendredi de novembre, jour de fête officiel du calendrier musulman, les rues du Caire étaient presque vides, contrastant agréablement avec les embouteillages habituels dans cette mégalopole de plusieurs millions d’habitant·e·s. Rana Mamdouh n’avait qu’une question en tête : pourquoi son nom figurait-il sur la liste des personnes non autorisées à quitter le territoire ? Cette interdiction visait-elle tous les journalistes du pays ? Dans son compte rendu de l’événement, la journaliste raconte avoir été si épuisée à son retour chez elle qu’elle a dormi pendant 18 heures d’affilée. Au petit matin du 23 novembre, alors qu’elle était encore endormie, le journaliste Shady Zalat a été arrêté à son domicile. Lorsque Rana Mamdouh l’a appris à son réveil, elle a été saisie de panique. Le danger était devenu tangible. Elle a plusieurs fois répété à ses enfants qu’elle les aimait et discuté avec son mari de ce qui se passerait si elle était jetée en prison. Après une seconde nuit agitée, elle s’est rendue dans au bureau de Mada Masr, dans le quartier de Doki. Dix minutes après son arrivée, les forces de sécurité ont fait irruption dans les locaux du webzine. Dix hommes en uniformes ont confisqué les téléphones et les ordinateurs portables. La perquisition a duré trois heures, au terme desquelles Rana Mamadouh a été arrêtée, tout comme la rédactrice en chef du titre, Lina Attalah, et un autre collaborateur. La vague de répression lancée par le régime égyptien avait fini par atteindre Mada Masr, la seule rédaction qui osait encore critiquer la politique intérieure du gouvernement.
Au palmarès des pays qui bâillonnent la liberté d’expression
Depuis le putsch de l’ancien militaire Abdel Fattah El-Sisi il y a près de sept ans, la liberté de presse et d’opinion n’existe pratiquement plus en Égypte. Qu’elle soit exprimée en privé ou en public, la moindre critique réveille la terreur des séances de torture dans les sous-sols des commissariats et des conditions de détention inhumaines des prisons égyptiennes. Vingt-six journalistes y sont actuellement incarcérés, un dixième de tous les journalistes emprisonné·e·s dans le monde. Dans le dernier classement établi par Reporters sans Frontières au sujet de la liberté de la presse, l’Égypte se situe au 163e rang. En 2019, c’était le pays comptant le plus de journalistes emprisonné·e·s, juste derrière la Chine et la Turquie.
Qu’elle soit exprimée en privé ou en public, la moindre critique réveille la terreur des séances de torture dans les sous-sols des commissariats et des conditions de détention inhumaines des prisons égyptiennes.
Dans cet environnement ultra-intolérant, le webzine Mada Masr subsiste comme l’un des derniers refuges du journalisme indépendant. La rédaction publie régulièrement des enquêtes et des éditoriaux critiques sur les abus commis dans le pays : la corruption endémique, l’absence de liberté d’opinion et le nombre toujours croissant de prisonniers politiques. L’Égypte a bloqué plusieurs fois l’accès à Mada Masr depuis 2017, de même qu’à 500 autres sites Internet. La rédaction a jusqu’ici toujours trouvé des façons de contourner le blocage, également après la descente de police et les arrestations de novembre dernier. Après un trajet de vingt minutes durant lequel les trois journalistes menotté·e·s se tenaient main dans la main, le fourgon de police a fait demi-tour et les a reconduits au centre-ville, où ils ont été libéré·e·s. Quelqu’un avait dû plaider pour eux en haut lieu, mais ils n’en ont pas su davantage. La pression internationale a peut-être joué un rôle. Le webzine publie des articles en arabe et en anglais ; il compte des lectrices et des lecteurs dans le monde entier.
Rire malgré tout
« Lorsque je pense à l’attaque que nous avons subie, je me souviens surtout des rires », écrit la rédactrice en chef Lina Attalah quelques jours plus tard sur le site de Mada Masr. Durant les perquisitions, les membres de l’équipe ont plusieurs fois éclaté de rire, et les agents de l’État n’ont pas pu garder leur sérieux. L’humour a toujours eu une grande place dans leur travail.
Ils riaient aussi le jour où les problèmes ont commencé. L’équipe de rédaction avait appris par différentes sources émanant des services secrets que Mahmoud al-Sisi, le fils du président, allait obtenir un poste en Russie. Il s’agissait d’une manœuvre pour l’éloigner des cercles du pouvoir, où ses médiocres prestations nuisaient à la réputation de son père. Les journalistes ont tout de suite eu conscience du danger qu’il y avait à faire paraître un article sur ce thème. Car les deux plus grands tabous en Égypte, c’est l’armée et tout ce qui touche à la personne du président. Critiquer l’une ou l’autre, c’est jouer avec le feu. Mais la conviction de détenir une information décisive a poussé Mada Masr à risquer la publication. À peine quatre jours plus tard, la police assaillait ses locaux et arrêtait les journalistes.
« Nous ne sommes guère intéressés par les scoops et les nouvelles sensationnelles », affirme la rédactrice en chef Lina Attalah dans l’un de ses éditoriaux. « Au contraire, ils nous embarrassent, car nous savons le travail rigoureux qu’il faut accomplir pour vérifier ces allégations. » La jeune femme de 37 ans a étudié le journalisme au Caire et travaillé pour plusieurs magazines papier avant de co-fonder Mada Masr en 2013, deux ans après la chute de Hosni Mubarak et quelques jours avant le coup d’État militaire d’Abdel Fattah al-Sisi. Selon Lina Attalah, « de nombreuses personnes nous perçoivent comme un média conçu par et pour les enfants de la révolution ».
Ces enfants de la révolution vivent aujourd’hui dans un État qui restreint encore plus drastiquement leur liberté que durant les trente années du régime de Mubarak. Quelque 60 000 prisonnier·e·s politiques croupissent dans des geôles lugubres. Nombre d’entre eux sont détenu·e·s pendant des années sans jamais passer devant un tribunal, ou condamnés en masse lors de procès collectifs. La torture est fréquente. En septembre dernier, les vidéos postées sur YouTube par un Égyptien en exil, Mohammed Ali, ont causé un vif émoi dans tout le pays. L’entrepreneur y fait part de son expérience dans l’armée égyptienne ; il dénonce la corruption et le gaspillage des deniers publics dont se rend coupable le régime actuel. Suite à cela, des manifestations contre le gouvernement ont éclaté pour la première fois depuis 2013. Les protestataires ont aussitôt été réduits au silence, avec l’arrestation de 16 journalistes et de milliers de simples citoyen·ne·s.
Un voyage incertain
« Vous croyez peut-être que nous sommes courageux, et vu de l’extérieur, on peut effectivement le penser. Pourtant, nous avons souvent peur, et il est important de le reconnaître », écrit Lina Attalah. Si les journalistes de Mada Masr ont finalement échappé à la prison, ils n’en sont pas rassuré·e·s pour autant. Deux jours après l’attaque contre leur bureau, trois journalistes ont été arrêté·e·s ; accusé·e·s d’appartenir à une organisation terroriste et de propager de fausses nouvelles. Combien de temps l’équipe de Mada Masr pourra-t-elle encore pratiquer un journalisme critique, de haut niveau, et quels sacrifices aura-t-elle à consentir pour cela ?