Dimanche 9 décembre 2019. Rachid, Walid, Ilyas et Amin, arrivés fin novembre à Bihac, dorment dans la rue. « Quand on se réveille le matin, l'eau de nos bouteilles s'est transformée en glace ». ©Rémi Carlier
Dimanche 9 décembre 2019. Rachid, Walid, Ilyas et Amin, arrivés fin novembre à Bihac, dorment dans la rue. « Quand on se réveille le matin, l'eau de nos bouteilles s'est transformée en glace ». ©Rémi Carlier

MAGAZINE AMNESTY Migration Piégés en Bosnie-Herzégovine

Par Rémi Carlier, journaliste indépendant- Article paru dans le magazine AMNESTY n°100, mars 2020
Depuis la fermeture de la frontière serbo-hongroise, la «route des Balkans», principale voie vers l'Europe, s'arrête en Bosnie-Herzégovine. L’hiver y a été rude pour plus de 5000 migrants, tentant coûte que coûte de passer en Croatie, où les violences policières sont fréquemment rapportées.

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La nuit est sans lune, des trombes d’eau s’abattent sur le goudron de la petite gare d’Otoka, au Nord-Ouest de la Bosnie-Herzégovine. Surgi du brouillard, le train de 23 heures en provenance de Sarajevo s’arrête dans un crissement strident. Une troupe de policiers bosniens s’engouffre dans le wagon de queue, où sont installées une quarantaine de personnes dont plusieurs enfants, yeux endormis ou écarquillés. Irakien·ne·s, Marocain·e·s, Afghan·e·s, elles se rendent toutes à Bihać, ville principale du canton d'Una-Sana, près de la frontière croate. « Les familles, montrez-nous vos papiers ! » crient les policiers, accompagnés de membres du Danish Refugee Council (DRC). Ces derniers vérifient que les familles et les mineur·e·s non accompagné·e·s ne quittent pas leur siège. Les autres, une vingtaine de jeunes hommes, sont priés de descendre.

Embarqués dans un car de la police, ils sont transportés jusqu'à une zone reculée à la frontière avec la République serbe de Bosnie, et abandonnés sur place avec quelques denrées énergétiques et un poncho fournis par le DRC. Une marche de 45 km sous la pluie les attend s'ils veulent atteindre Bihać.

Ce phénomène, quasiment un rituel, survient tous les jours à l’entrée du canton d’Una-Sana, devenu depuis 2017 l’une des grandes étapes de la « route des Balkans » de la Turquie vers l’Europe de l’Ouest, en passant par la Grèce, l’Albanie et le Monténégro. Surveillant les voies routières et ferroviaires, les autorités cantonales, qui bénéficient de pouvoirs étendus et de leur propre gouvernement, ont décidé courant 2019 de tout mettre en œuvre pour freiner ces arrivées massives. « Ils viennent en train, en bus, en taxi, dans des voitures privées, ou même à pied. Tous savent exactement où ils vont, et rien ne peut les en empêcher. », concède Ale Siljdedić, porte-parole de la police de Bihać.

«Ça n'est pas une crise migratoire, c’est une crise de gouvernement. L’argent et les ressources humaines sont là, ce qu’il manque, c’est la volonté politique.» Peter Van der Auweraert, représentant de l'OIM en Bosnie

Le fonctionnaire déplore un désintérêt total des autorités fédérales envers la situation du canton qui en appelle, depuis le printemps 2019, à une répartition de cette population migratoire sur tout le territoire. Mais le pouvoir central bosnien, après un an sans gouvernement, est toujours embourbé dans des querelles politiques internes. Quant aux autres cantons, ils ne veulent rien savoir. En l’absence d'interlocuteurs -trices stables et sans politique nationale d’asile concrète, la tâche d’accueillir les migrant·e·s revient donc aux autorités onusiennes, dont l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), avec le financement de l’Union européenne. « Il n'est pas normal qu’après deux ans, on soit encore dans une situation de crise, lance Peter Van der Auweraert, représentant de l'OIM en Bosnie. Ça n'est pas une crise migratoire, c’est une crise de gouvernement. L’argent et les ressources humaines sont là, ce qu’il manque, c’est la volonté politique. »

Tréfonds de misère

La cité de Bihać a vu s’arrêter en 2019 la majorité des 26 000 migrant·e·s, majoritairement pakistanais·e·s, afghan·e·s, syrien·ne·s et maghrébin·e·s, enregistré·e·s à l’entrée de la Bosnie. Dans les rues pavées du centre-ville, sur les rives agitées de la rivière Una, le long des murs criblés d’impacts de balles, vestiges de la guerre de Bosnie-Herzégovine, ils sont des centaines à déambuler en ce glacial mois de décembre. Kyrillos, jeune égyptien copte de 17 ans, tremble dans sa parka trop grande en fixant la rivière. Le visage émacié, il tente, de sa main squelettique aux ongles sales, de mendier un peu d’argent pour s’offrir un thé ou un peu de nourriture. Depuis deux mois, il dort dans un grand bâtiment en construction abandonné, dans le froid et l’humidité, sur un matelas miteux. « Je ne me suis pas lavé depuis des semaines. Je n’ai plus d’argent, ni de téléphone pour dire à mes parents comment je vais », se lamente-t-il. Fils unique, il a choisi de fuir la misère noire dans laquelle il vivait au Caire pour trouver une vie meilleure de l’autre côté de la Méditerranée. Mais son périple l’a conduit dans des tréfonds de misère qu’il n’avait encore jamais connus.

Quatre centres d'hébergement ont pourtant été ouverts par l'OIM dans le canton d’Una-Sana, lieux de transit pouvant accueillir 3500 hommes, femmes et enfants dont aucun n’a l'intention de rester dans l’un des pays les plus pauvres d'Europe. À Bira, une usine de réfrigérateurs désaffectée après la guerre, ils sont 1900 à tromper l’ennui dans des containers de six lits. Le centre est plein mais Amira Hadžimehmedović, sa directrice, affirme qu'il y a encore de l’espace pour mettre à l’abri quelques centaines de personnes, au moins pendant l’hiver. Les autorités locales, qui voient les centres comme un « facteur attractif » pour les migrant·e·s, refusent en bloc et ont stoppé, fin novembre, un convoi apportant matelas et tentes destinés à augmenter la capacité de Bira. « Le canton n’a pas accepté l’ouverture de ces centres. Cela a été négocié avec le Ministère fédéral de la Sécurité : ils ont émis une interdiction d’accueil. On est censé ne prendre que les plus vulnérables, mais on essaie d'accepter tous ceux qui se présentent à la porte. » affirme Amira Hadžimehmedović.

Le « game », c'est le nom donné par les migrant·e·s à la traversée de la frontière. Gravir des montagnes, parfois avec des enfants en très bas âge, se faufiler dans des forêts denses en évitant les champs de mines, vestiges de la guerre, ou traverser de puissantes rivières à travers la Croatie et la Slovénie, jusqu'à Trieste, en Italie... C’est le premier danger de ce « jeu » qui laisse sur son chemin une file de cadavres inconnus, morts de froid, noyés.

Un mineur isolé comme Kyrillos aurait théoriquement sa place dans le centre, s’il en faisait la demande. Mais comme ce groupe de quatre Marocains installés sous un pont, ou cette quinzaine de Syriens d'Idlib massés autour d'un banc, il affirme avoir peur d’y aller. « Il y a de fortes tensions entre les Arabes et les Asiatiques [Afghan·e·s, Pakistanais·e·s et Indien·e·s, très majoritaires à Bira]. J'ai peur de me faire agresser ou voler ». Le jeune copte est passé par le camp de Vucjak, ouvert à l'été 2019 par la mairie de Bihać, dans les montagnes surplombant la ville et sur la route migratoire vers la Croatie. Pensé comme une solution provisoire pour stopper la présence continue de migrant·e·s dans les rues, il est devenu au fil des mois un véritable cloaque, dénoncé par de nombreuses organisations et médias qui craignaient des décès avec l’hiver rigoureux. Le camp a fini par fermer en décembre, et plus de 700 migrant·e·s ont été rapatriés par l’OIM vers Sarajevo, pour y passer l’hiver dans l’un des deux centres gérés par l’institution onusienne. Kyrillos a refusé de prendre le bus. « À Sarajevo, il n’y a pas de ‘game’ ! » s’exclame-t-il.

Cadavres inconnus

Le « game », c'est le nom donné par les migrant·e·s à la traversée de la frontière, que Kyrillos a tenté dix fois sans succès. Gravir des montagnes, parfois avec des enfants en très bas âge, se faufiler dans des forêts denses en évitant les champs de mines, vestiges de la guerre, ou traverser de puissantes rivières à travers la Croatie et la Slovénie, jusqu'à Trieste, en Italie... C’est le premier danger de ce « jeu » qui laisse sur son chemin une file de cadavres inconnus, morts de froid, noyés. Ce qui fait aussi trembler tou·te·s les candidat·e·s au « game » revenu·e·s en Bosnie après une traversée infructueuse, c’est la police croate, déployée pour empêcher toute entrée sur le territoire de l’Union européenne et dont les actes de violence sont fréquents.

Le Danish Refugee Council comptabilise 20 à 30 renvois illégaux par semaine vers la Bosnie, hors des postes frontières officiels. Dans un rapport publié le 13 mars 2019, Amnesty International dénonçait déjà des « renvois forcés systématiques, illégaux et fréquemment violents, ainsi que des expulsions collectives de milliers de demandeurs d’asile vers des camps de réfugiés sordides et peu sûrs en Bosnie-Herzégovine ». Selon plusieurs ONG en Bosnie et en Croatie, les autorités cantonales, et les migrant·e·s eux·elles-mêmes, les violences policières n’ont fait qu’empirer depuis l'été. « Nous constatons un schéma de violence récurrent, explique Nicola Bay, directeur du DRC en Bosnie. Nous sommes à un stade où il n’y a plus besoin de preuves, tant c’est évident. On voit les blessures : brûlures au fer chaud, tirs de flashballs, morsures de chiens, plaies à la tête dues aux coups de matraque ». Mi-novembre, la police croate a ouvert le feu sur deux hommes à la frontière slovène, blessant grièvement l’un d’eux. Les témoignages de migrant·e·s à qui les forces de l'ordre ont détruit vêtements, chaussures, téléphone et argent abondent.

Lors de sa première tentative de traversée, Kyrillos, le jeune égyptien, affirme avoir dû donner son passeport avant qu’il ne soit brûlé sous ses yeux, puis avoir été abandonné en sous-vêtements dans la forêt, à la frontière bosnienne, et contraint de traverser une rivière.

Sous pression, les autorités croates nient continuellement ces allégations, allant jusqu’à accuser les victimes d’inventer les faits. « La police croate fait un travail à la fois efficace et humain, et fournit beaucoup d’efforts pour rendre la frontière la moins poreuse possible. À chaque fois qu’il y a eu des accusations, des enquêtes ont été diligentées et il n’y a aucun fait avéré », affirme au journal français Le Monde le directeur de cabinet du premier ministre croate, Zvonimir Frka-Petešić. L'enjeu est de taille pour les autorités croates : fin octobre, la Commission européenne a annoncé que la Croatie était « en bonne voie » pour intégrer l’espace Schengen, et « devra continuer à mettre en œuvre toutes les actions en cours, notamment en ce qui concerne la gestion des frontières extérieures ».

« Il est intéressant de constater comme les récits changent suivant les pays. En Croatie, les violences policières sont un secret public, alors que tout le monde en parle en Bosnie. Et celles et ceux qui vivent près de la frontière affirment entendre, la nuit, des sons qu’ils entendaient pendant la guerre, il y a vingt ans. C'est très effrayant pour eux. » commente Tea Vidović, membre du Centre for Peace Studies, basé à Zagreb.

Malgré les refoulements systématiques, les migrant·e·s continuent inlassablement leurs tentatives de traversée, réduites pendant l’hiver, mais qui reprendront au printemps. Talha, jeune pakistanais de 22 ans installé pour l’hiver au centre de Bira, affirme avoir essayé à vingt reprises, et avoir atteint la Slovénie six fois. « À chaque fois, les garde-frontières slovènes m’ont reconduit en Croatie et les policiers croates m’ont laissé en Bosnie. On est piégés ici, c'est vrai, mais on n'a pas le choix. On doit continuer », affirme-t-il dans un sourire résigné.