< AMNESTY Les violences contre les personnes homosexuelles semblent se multiplier, notamment à Zurich. Sont-elles réellement en augmentation ou est-ce seulement l’effet d’une médiatisation accrue ?
> Léïla: Nous ne pouvons malheureusement pas répondre à cette question, car il n’existe pas de statistiques à ce sujet en Suisse. Nous sommes effectivement confrontées à une recrudescence des cas. L’enquête que nous avons menée pour la première fois en 2019 a fait apparaître des chiffres relativement élevés : plus de 90 % des 1500 personnes interrogées ont indiqué être en butte à des discriminations en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Quelque 60 % d’entre elles ont été harcelées, et 55 % ont subi des contacts sexuels non désirés. Comme nous effectuons désormais cette enquête chaque année, nous pourrons voir si la situation évolue.
< Il est frappant de constater que les auteurs de ces abus étaient souvent des jeunes gens issus de la migration, de confession musulmane, originaires des Balkans ou du Moyen-Orient. Est-ce un hasard ? Ou faut-il y voir une des sources du problème?
>Tabea: Le terreau culturel exerce bien évidemment une grande influence. Dans certains pays, l’homosexualité demeure taboue et peut valoir la peine de mort. Les tenant·e·s d’une représentation figée de l’homme et de la femme auront tendance à rejeter la minorité queer. Ce point de vue se rencontre certes au sein des communautés migrantes, mais aussi dans les milieux d’extrême droite et chez les traditionalistes.
Léïla: Le fait de connaître soi-même des personnes queer est déterminant. On se rend très vite compte à leur contact qu’elles sont absolument « normales ». Or, lorsqu’on grandit dans une culture homophobe, on rechigne à faire son coming-out, ce qui permet aux autres membres de cette même communauté de dire « chez nous ça n’existe pas »
< Que peut-on faire pour sensibiliser ces gens ?
>Tabea: Les écoles ont un rôle crucial à jouer, car grâce à elles, on peut toucher les enfants et les adolescents dont le milieu familial est marqué par des valeurs patriarcales. Il s’agirait d’expliquer, de susciter l’empathie. Ce domaine est encore insuffisamment exploré, même si de plus en plus d’enseignants invitent des associations à venir prendre la parole à ce sujet dans leur classe. Je suis moi-même active dans ce cadre et j’ai l’impression que les jeunes sont souvent en avance sur les adultes. Mais certains enfants vivent des situations contradictoires, comme ce garçon qui nous a fait part de son désarroi lors d’une intervention en classe : nous lui assurions, tout comme ses enseignant·e·s, que l’homosexualité était quelque chose de normal, mais ses parents voulaient lui faire croire le contraire.
< Que lui avez-vous répondu ?
>Tabea: que si ses parents avaient eu l’occasion de connaître personnellement des gays, des lesbiennes et des personnes bisexuelles, ils se seraient probablement rendu compte que ceux-ci sont tout à fait « normaux ». Il est important de ne pas stigmatiser l’attitude des parents, mais de faire comprendre qu’ils ont eux-mêmes encore deux ou trois choses à apprendre sur le sujet.
Léïla: on peut aussi sensibiliser les ados via les associations sportives et les groupes de jeunes. Là aussi, il serait nécessaire d’en faire plus.
< Comment aborde-t-on ce sujet avec les parents ?
> Tabea: L’éducation a une grande influence. Il existe des parents très ouverts à la thématique LGBTQIA+ dans les familles musulmanes. Mais lorsque les valeurs patriarcales dominent, et que l’homme est censé être supérieur à la femme, les personnes queer brouillent les cartes et cela engendre des conflits. Les hommes les plus prompts à l’homophobie sont ceux qui doutent de leur virilité.
Léïla : Le contact direct avec des personnes LGBTQIA+ aide beaucoup, notamment sur le lieu de travail. Les enquêtes montrent qu’un élargissement des droits — par exemple le mariage pour toutes et tous — a un impact positif sur l’ensemble de la population. Les modèles sont cruciaux : lorsque des personnes très en vue dans un milieu culturel donné font leur coming-out ou plaident publiquement pour une attitude plus ouverte vis-à-vis de la communauté LGBTQIA+, cela fait une énorme différence.
Tabea: Les associations de migrant·e·s doivent condamner sans appel les agressions contre la minorité queer et ne tolérer aucun dérapage. Il faudrait les approcher de façon ciblée et les convaincre de prendre position. Autre aspect très important, les personnes issues de la migration ayant fait leur coming-out doivent être bien accueillies et acceptées dans la communauté LGBTQIA+. J’ai récemment rencontré un jeune homme gay suisse d’origine turque qui ne se sentait nulle part à sa place : il ne trouvait pas ses marques dans la communauté LGBTQIA+ parce qu’il était turc, et pas davantage dans la communauté turque parce qu’il était gay.
< Devrait-on mieux sensibiliser la police ou y a-t-il des avancées dans ce domaine ?
> Tabea : dans de grandes villes comme Zurich, les choses s’améliorent, mais à la campagne, il y a encore une sérieuse marge de progression. Les agents de police devraient être formés et sensibilisés. La police enverrait ainsi un message clair à toutes les personnes LGBTQIA+, qui sauraient qu’elles peuvent s’adresser à elle en cas de problème. Il est très important que le signal vienne de la police elle-même. Si les victimes n’avaient plus peur de porter plainte, il y aurait davantage de statistiques qui reflèteraient mieux la situation réelle.
< Dans l’ensemble, les personnes trans sont les plus exposées à la violence. Plusieurs centaines d’entre elles en meurent chaque année…
> Tabea : Les trans remettent très fortement en question l’ordre patriarcal. C’est particulièrement vrai pour les femmes trans. Ces individus qui renoncent quasi volontairement à leurs privilèges d’hommes nient la supériorité du sexe dit « fort ». Certains hommes le ressentent comme une menace pour leur virilité. D’autres sont angoissés à l’idée que cette femme qui les attire n’est peut-être pas une « vraie » femme. Cela se traduit par de l’agressivité et de la violence. Le paradoxe, c’est que notre pays persiste à ne pas vouloir protéger ce groupe vulnérable par une norme pénale anti-discrimination.
Tabea Hässler (31) et Léïla Eisner (27) sont toutes deux psychologues sociales, la première à l’Université de Zurich, la seconde à l’Université de Lausanne. Elles recherchent d’autres personnes queer pour leur enquête (20-30 minutes) : https://tinyurl.com/SwissLGBTIQ