Le leurre de Clara Inés Méndez n’a fonctionné que quelques heures. Des polochons placés dans les lits de son fils, Edward, et de son neveu, Weimar, comme de fausses silhouettes, afin que son mari Benjamin ne se doute pas de leur absence. Elle pensait que les deux cousins, âgés de 19 ans, sortis quelques heures plus tôt, allaient revenir après avoir raccompagné leur amie. Même tard dans la nuit… Finalement, le lendemain 21 juin 2004, après une longue journée de recherches, Clara Inés se rend à l’évidence. Et lorsque son mari rentre du boulot, elle lui avoue : oui, elle a laissé les gamins sortir. Oui, ils ne sont jamais rentrés. Après deux jours de recherches, l’horreur. Un proche prévient son mari que les corps de son fils et de son neveu disparus ont été identifiés, en banlieue sud de Bogotá, la capitale. La télévision parle de deux guérilleros, vêtus d’uniformes militaires, portant sur eux les papiers d’Edward Benjamin Rincon Méndez, 19 ans, et de Weimar Armando Castro Méndez, 19 ans.
Beatriz Méndez, sœur de Clara Inés et mère de Weimar, s’est terrée à la campagne pendant quelques mois, refusant de manger, refusant de vivre. « Ce sont mes autres enfants qui m’ont permis de continuer », soupire-t-elle. Puis, en 2008, elle rejoint les Mafapo (madres de falsos positivos), pour réclamer justice.
Gonfler le nombre de prises de guerre
Des innocents, les falsos positivos ou faux positifs, sont enlevés, tués, puis déguisés en paramilitaires par l’armée afin de les faire passer pour des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). Cet ignoble stratagème devait permettre de gonfler le nombre de prises de guerre dans un conflit qui, depuis les années 1960, a fait plus de 200 000 mort·e·s et près de 6 millions de déplacé·e·s. « En 2005, le gouvernement d’Alvaro Uribe, via son ministre de la Défense Juan Manuel Santos, a lancé le décret 14.52, explique Luis Felipe Vega, professeur en Sciences politiques à l’Université pontificale Javeriana de Bogotá. Un système de récompenses très élevées est mis en place. Il vise à stimuler les membres de l’armée afin que ceux-ci dénichent les derniers guérilleros : trois millions de pesos (environ 780 francs suisses)) pour un guérillero tué ; cinq milliards (environ 1,3 million de francs suisses) s’il s’agit d’une des têtes pensantes des Farc ». Des sommes non négligeables, même pour des militaires bien rémunérés, qui conduiront certains à fabriquer de faux Farc et de fausses victimes.
Ce scandale a éclaté au grand jour en 2008, lorsque 190 jeunes hommes sont retrouvés morts dans le nord de la Colombie. Tous étaient des « disparus » de Soacha et de Ciudad Bolívar, en banlieue sud de Bogotá. Morts au combat, tués par l'armée dans le département du Norte de Santander, prétend l’armée. Mais selon un rapport que le parquet a remis en août 20181 à la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), il s’agissait d’une fausse bataille et le nombre de tués s'élevait à 2 248, peut-être davantage encore. Car d'autres fosses clandestines remplies de corps de jeunes disparus ont été découvertes après 2008, dans les départements d'Antioquia, Boyacá, Huila, Valle del Cauca ou encore Sucre… Loin des grandes villes, là où les cartels de drogue, l’armée colombienne et la guérilla des Farc se sont livrés à une guerre sans fin, dans la touffeur de la jungle.
Le rapport accablant de l’ONU
Dans son rapport publié en 2010, Philip Alston, rapporteur à l'ONU sur les exécutions extrajudiciaires conclut : « Des membres des forces de sécurité colombiennes ont perpétré un nombre significatif d'exécutions extrajudiciaires […] Bien que ces assassinats n'aient pas été une composante de la politique officielle, j'ai trouvé de nombreuses unités militaires impliquées dans ce que l'on appelle les « faux positifs », auquel cas les victimes étaient assassinées par des militaires ».
Présidente des Mafapo, Jackeline Castillo est aux avant-postes de la lutte de ces femmes qui veulent que justice soit rendue à tous ces hommes victimes d’exécutions extrajudiciaires.
Si Jackeline s’implique autant, c’est qu’elle est une sœur de falso positivo. Cette habitante de Soacha a perdu son frère en août 2008. Jaime Castillo, originaire de la capitale Cafeter, a fait partie de ce groupe de 190 hommes retrouvés en 2008.
Procédures entravées, dossiers incomplets : la justice colombienne est à la peine. Tout est fait pour que Jackeline Castillo et ses compagnes de lutte perdent patience. Et si, en 2015, des enquêtes impliquant plus de 2 000 personnes, dont 22 généraux, sont ouvertes, l’impunité reste la règle. Malgré l'émotion suscitée, en février 2010, plus de 40 militaires mis en examen étaient libérés. « 99% des cas d’exécutions extrajudiciaires entre 2002 et 2010 sont restés impunis et aucun dossier ne présente d’avancée judiciaire », déplore l’avocate des Madres de falsos positivos, Pilar Minga.
Certes, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) soulève quelques espoirs chez les proches des victimes. Créée par le gouvernement, le Sénat et les responsables Farc en 2017, cette institution est née des accords de La Havane, signés en 2016 sous la houlette du président Santos pour mettre fin à la guerre. Juan Manuel Santos fut d’ailleurs récompensé du prix Nobel de la paix cette année-là. Pourtant, c’est ce même homme qui occupait, entre 2006 et 2009, le poste de ministre de la Défense lors de la présidence d’Álvaro Uribe. Il se trouvait en charge lorsque les falsos positivos étaient froidement exécutés. « En réalité, quand il a été élu président, Santos ne voulait pas que des cas resurgissent, il ne voulait pas être sali », estime Jackeline Castillo.
La JEP a vocation à juger les crimes et délits perpétrés durant le conflit, que ce soit par des guérilleros, des paramilitaires ou même des responsables militaires ou policiers. Cependant, cette entité reste limitée dans son action puisqu’elle a été créée pour que les auteurs de crimes se soumettent volontairement à la justice. En échange d’un allègement de leur peine, les militaires sont invités à avouer leurs crimes afin que la vérité soit faite, à défaut de justice.
Les aléas de la justice
En août 2018, dans le cadre de l'enquête sur les falsos positivos, le général Mario Montoya, commandant en chef de l'armée de terre à l’époque d’Álvaro Uribe, a été entendu par la JEP. Le dossier mentionnait plusieurs fois son nom, ainsi que ceux de généraux de l'armée pour leur possible responsabilité dans les crimes d'homicide commis sur des personnes protégées2.
Un colonel, Luis Fernando Borja Aristizábal, a ainsi témoigné contre ces hauts fonctionnaires. Et le 13 septembre 2018, la JEP réalisait la première audition de Mario Montoya. Dix ans auparavant, en 2008, en plein scandale des falsos positivos, ce général avait démissionné pour se retrouver ambassadeur en République dominicaine quelques mois plus tard, grâce à ses appuis. À ce moment-là, certains procédés de la « politique de sécurité démocratique » mise en œuvre pendant les deux mandats de la présidence d’Álvaro Uribe avait fait l’objet de critiques et permis l’incarcération de militaires. Avec l’arrestation de Montoya, désormais tout un système menace d’éclater. Les procès risquent pourtant de ne pas aller à leur terme. Depuis 2018 en effet, Ivan Duque, un membre de la droite radicale, a repris le pouvoir. Mais personne n’est dupe, l’homme qui tire les ficelles n’est autre que Álvaro Uribe, l’ancien président aujourd’hui sénateur. « Álvaro Uribe, depuis son siège de sénateur, fait pression sur Ivan Duque, constate Jackeline Castillo. Leur objectif est que la JEP ne puisse pas faire son travail et qu’elle disparaisse ».
« Mes fils... » Beatriz a le regard dans le vide. Ses yeux fixent une série d’enfeus, des tombeaux encastrés dans le mur, au cimetière central de Bogotà, voisin du Centre pour la mémoire, la paix et la réconciliation, érigé en 2012. Des associations y proposent ateliers, forums de discussions, expositions photographiques afin de promouvoir la mémoire historique collective et permettre la construction d’une réconciliation durable.
Alors que les avancées judiciaires se font attendre, une nouvelle découverte est venue démontrer, en décembre dernier, à quel point il est difficile de quantifier le nombre de falsos positivos. À Dabeiba dans le département d’Antioquia, la police locale a trouvé les corps de plus de 50 civils dans une tombe clandestine présumée. Jamais autant de cadavres de faux positifs n’avaient été retrouvés d’un seul coup.
1/ Décès présentés illégalement comme des victimes de combats par des agents de l'État.
2/ Personne protégée : statut attribué à certaines catégories de personnes, notamment des civils, lors de conflits, par la Convention de Genève dans le cadre du droit humanitaire international.